EN RDC, le « dossier Feronia » comprend tout ce que la coopération belge ne devrait pas faire. D’abord, financer une multinationale qui utilise des terres spoliées aux communautés locales. Ensuite, ne pas réclamer le remboursement de plusieurs millions provenant des contribuables belges. Enfin, ne pas réagir à une répression qui, une fois encore, vient de semer la mort.
Un « regard » signé par Florence Kroff, coordinatrice de Fian Belgium, ONG de défense du droit à l’alimentation. | florence@fian.be
Avez-vous déjà entendu parler du « dossier Feronia » ? En décembre 2015, BIO, la banque publique de développement belge, annonce avec enthousiasme un nouveau projet d’envergure : avec d’autres institutions financières de développement européennes, elles ont consenti un prêt de 49 millions de dollars à la multinationale Feronia-PHC pour l’exploitation d’une plantation industrielle de palmiers à huile en République démocratique du Congo.
Une vision aux relents colonialistes
Il faut retourner dans les archives coloniales pour com-prendre le conflit d’aujourd’hui. La Société Plantations et Huileries du Congo (PHC) a été créée en 1911 par la société des frères Lever (qui s’associeront plus tard avec la com-pagnie néerlandaise Margarine Unie pour devenir Unilever). Une vidéo de l’agence de presse British Pathe de 1950 nous replonge dans l’ambiance de l’époque. Ce reportage vante les mérites de la colonisation belge au Congo et du dévelop-pement des plantations permettant à la fois de produire de l’huile de palme pour le monde et de civiliser les « indigènes pauvres et illettrés » (1).
+++ Cet article est au sommaire du numéro 5 de Tchak!
Après une longue description, sur fond de musique pesante, des traditions primitives de récolte d’huile de palme dans la pauvreté et l’ignorance apparaît un homme auréolé, pré-senté comme le sauveur : William Lever.
Avec la venue de l’homme blanc, la musique devient légère et les bienfaits de la « modernité » se succèdent en images : le défrichage de centaines de milliers d’hectares de forêts primaires, la mécanisation, les usines, mais aussi les écoles exemplaires, les camps de travailleurs, les vêtements raffinés, etc.
Le tout « offert » par les « hommes civilisés ». La voix off conclut : « On a fait beaucoup en peu de temps, mais si nous voulons encore développer la production, on doit développer les communautés autour ».
Autre siècle, autre décor : nous nous retrouvons rue de la Loi à Bruxelles. Ce jour-là, le 9 novembre 2016, Alexander De Croo (alors ministre de la Coopération au développement) répond aux questions des parlementaires qui l’interpellent sur le financement accordé par BIO à Feronia-PHC, qui a racheté les plantations d’Unilever en RDC en 2009.
Alors qu’un nouveau rapport accablant, documentant les impacts négatifs du projet sur les communautés locales, vient d’être publié, le ministre défend bec et ongles le projet : « Dans le contexte de la RDC, la contribution de Feronia est significative en termes de sécurité alimentaire et de développement économique. Elle a en effet créé quelque 10.000 emplois, 8.000 équivalents temps plein (3.800 employés per-manents et 4.200 contrats saisonniers). Pour les employés permanents et leurs familles, Feronia prend en charge le logement, l’enseignement et les soins de santé ».
Au-delà du fait que la majorité de ces affirmations se sont par la suite révélées fausses, c’est la vision aux relents colonialistes qui interpelle.
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Du projet modèle au modèle à fuir
Si 1950 et 2016 semblent sonner à l’unisson, en 2021 un autre son de cloche se fait enfin entendre. Près d’un siècle après s’être vu accaparer leurs terres sans contrepartie réelle, les communautés locales des 3 implantations de Feronia-PHC commencent seulement à entrevoir une issue au conflit foncier qu’elles dénoncent.
Le 2 février dernier, la nouvelle ministre belge Meryame Kitir répond aux parlementaires l’interpellant sur les révélations d’un nouveau rapport cosigné par des ONG belges 2 : « S’agissant de la question relative à mes contacts avec BIO sur le sujet, je peux vous dire clairement que ce dossier Feronia, qui est problématique depuis plusieurs années, ne correspond pas à ma vision de la coopération au développement. J’ai demandé à mon cabinet de prendre immédiatement contact avec la direction de BIO afin de résoudre cette question et de m’assurer qu’une telle situation ne se reproduira plus ».
Mais n’est-ce pas déjà trop tard ? En effet, malgré l’injection massive d’argent public européen dans la multinationale controversée (plus de 150 millions de dollars en moins de 10 ans), en juin 2020, Feronia Inc annonce sa faillite. Ses parts sont rachetées pour une bouchée de pain par un fonds d’investissement – KKM – basé à l’île Maurice (qui se trouvait encore il y a peu sur la liste noire des paradis fiscaux).
Contre toute attente, les banques de dévelop-pement, dont BIO, acceptent alors d’annuler de 50 à 80% de la dette que Feronia devait leur rembourser. Comment expliquer aux contribuables que l’État belge s’apprête à faire cadeau d’un montant de 5 à 9 millions de dollars à Feronia-PHC (devenue PHC-KKM) au nom de la « coopération au développement belge » ? Et ce malgré les rapports accablants publiés dès avant la décision de BIO d’investir dans les plantations de l’ex-Congo belge.
Pire, en février 2021, BIO annonce sa volonté de sortir définitivement du projet PHC, mais sans stratégie claire conditionnant sa sortie à la résolution des conflits et à la réalisation des promesses faites aux communautés locales.
Des rapports accablants
En effet, en 2014, bien avant que BIO décide malgré tout de financer Feronia-PHC, Reuters titre « EXCLUSIF – Les deniers publics sauvent la plantation du Congo qui paie ses travailleurs 1 $ par jour » et révèle que les banques pu-bliques de développement européennes ont aidé à sauver une entreprise d’huile de palme (alors) enregistrée aux îles Caïmans.
Entre 2015 et 2020, les rapports documentant les impacts négatifs du projet se multiplient. Absence de consultation des communautés, irrégularités des titres fonciers, salaires sous le minimum légal, pauvreté généralisée, lo-gements précaires, non-respect des engagements de réalisations sociales et environne-mentales, répressions systématiques par les agents de sécurité de Feronia-PHC, exposition des travailleurs à des pesticides dangereux et rejet des déchets industriels dans les cours d’eau locaux. Toutes les preuves et témoi-gnages se recoupent (3).
Le rapport des parlementaires allemands qui se rendent sur place en 2018 reprend aussi les demandes prioritaires des communautés : les banques de développement européennes doivent, a minima, résoudre le conflit foncier, rétrocéder les 75.000 ha de terres non encore cultivées et respecter le SMIC congolais (4).
Fatiguées d’attendre que les banques de développement européennes soutiennent enfin un modèle durable, les communautés de Mwando ont repris quelque 420 ha de plantations abandonnés par PHC et ont commencé leur produc-tion locale d’huile de palme.
« Nous sommes heureux d’avoir enfin accès à des terres qui nous ont été interdites pendant si longtemps, déclare un travailleur. Nous pouvons reprendre notre production d’huile de palme, qui avait été violemment interrompue par la colonisation. Depuis le début de la semaine, j’ai vendu à moi seul 15 barils d’huile, ce qui me rapporte 300.000 FC (150 $) de bénéfice. C’est sept fois plus que ce que l’on peut gagner en travaillant extrêmement dur pour PHC pendant un mois entier. » (5)
Marche du 13 février 2021 : une répression très violente
Alors qu’elles demandent justice depuis plus d’un siècle, les communautés ont continué à être victimes de répressions et de violences. En 2015, un villageois est décédé et sa femme a été tuée par la police à la suite d’une accusation de vol pour quelques noix de palme. En 2019, un agent de sécurité de Feronia-PHC a été accusé du meurtre d’un membre d’une des communautés. Et bien que, depuis fin 2018, la plainte des communautés ait été acceptée par le mécanisme de plainte de la DEG (banque de déve-loppement allemande), et qu’une résolution du conflit soit en cours, les violences continuent et s’aggravent.
Le 13 février 2021, les communautés locales ont à nouveau organisé une marche de protestation pacifique à l’arrivée de la délégation de Mr Ka-laa Mpinga, le nouveau patron de PHC-KKM depuis 2020. La répression a été d’une violence sans précédent. Selon les témoignages reçus depuis mi-février, plusieurs dizaines de per-sonnes aux alentours de la plantation de PHC à Lokutu, dans la Province de la Tshopo, ont subi des arrestations arbitraires et des violences (6).
« Les gens ont été tabassés et torturés. On les a emmenés menottés », témoigne Gilbert Lo-kombu Limela, président de la société civileBasoko (7). Il était là et précise que « ce sont des unités de police, sous le commandement de King, qui frappent les gens et torturent. King est le security manager de la société PHC/KKM. Il est ici depuis l’époque de Feronia ».
D’après les dernières informations disponibles, à la clôture de cet article, il semble que 12 personnes étaient encore détenues à la prison de Yangambi. Le 21 février 2021, Blaise Mokwe, père de famille âgé de 33 ans du village de Ya-kote, est décédé des suites de coups et bles-sures qui lui auraient été infligés par les agents de sécurité de PHC lors d’une arrestation arbi-traire. La société PHC aurait d’ailleurs payé un dédommagement à la famille du défunt. Pour les communautés, cela constitue une preuve de plus de la complicité de la société dans les exactions commises.
Ce 26 février 2021, à l’heure d’écrire ces dernières lignes, la tension est à son comble aux alentours de la plantation de Lokutu. La famille du défunt et les communautés locales s’apprêtent à mener une nouvelle marche pacifique pour dénoncer les violences et porter leurs re-vendications.
« Le problème fondamental pour tout Lokutu, c’est un problème de terres. Nos revendications commencent d’abord par les terres. On doit d’abord récupérer les terres et, s’il y a négociation, c’est après. Qu’est-ce qu’on va faire avec ces clauses sociales qui ne sont jamais réalisées ? » (8)
Les communautés locales seront-elles enfin entendues ? Ou encore réprimées ? Il est temps que les ministres européens de la coopération au développement assument leurs responsabilités et contribuent à trouver une issue au conflit foncier tout en proposant de nouvelles voies de développement.●
Notes de bas de page:
- (1) Congo harvest – British Pathe – 1950
- (2) RIAO-RDC, GRAIN, FIAN Belgium & al, Financement du développement sous forme d’agro-colonialisme, 2021
- (3) Et notamment : GRAIN et RIAO-RDC, « Agro-colonialismeu Congo : la finance de développement européenne et américaine alimente une nouvelle phase de colonialisme en RDC », 2015 ; CNCD-11.11.11, « Accaparement made in Belgium. Le financement de Feronia par la Coopération belge », avril 2019 ; Human Rights Watch, « A Dirty Invest-ment. European Development Banks’ Link to Abuses in the Democratic Republic of Congo’s Palm Oil Industry », 2019.
- (4) Uwe Kekeritz, Reisebericht – Einzeldienstreise in die Demokratische Republik Kongo vom 26.08.2018 bis 06.09.2018.
- (5) RIAO-RDC, GRAIN, FIAN Belgium & al, Financement dudéveloppement sous forme d’agro-colonialisme, 2021, pp. 16-17.
- (6) https://www.farmlandgrab.org/post/view/30111-rd-congo-le-riao-rdc-demande-la-liberation-immediate-de-quatre-leaders-de-la-communaute-de-mwingi-qui-ont-ete-ar-retes-apres-une-manifestation-pacifique-contre-la-so-ciete-de-plantation-de-palmiers-a-huile-phc
- (7) Entretien avec Gilbert Lokombu Limela, président de la société civile Basoko (rive Lokutu), mené par RIAO-RDC le 15 février 2021, accessible sur https://www.farmlandgrab. org/post/view/30116-rdc-entretien-avec-gilbert-lokombu-limela-president-de-la-societe-civile-basoko-rive-lokutu
- (8) Idem.