Clarebout, le géant de la frite surgelée
Au fil du temps, la mobilisation contre Clarebout s’est élargie au-delà des enjeux locaux. Des organisations d'agriculteurs, et des organisations environnementales, syndicales et de solidarité nord-sud ont rejoint la lutte du collectif Nature sans friture (NSF) © Barbara Dulière

Clarebout : bientôt une victoire contre le géant de la frite ?

Après quasi trois ans, la lutte citoyenne à Frameries contre Clarebout, le géant belge de la frite, pourrait se solder par une victoire. Une magnifique note d’espoir pour tous les collectifs citoyens qui se battent pour la défense de l’environnement et pour l’agriculture paysanne. Le risque demeure toutefois d’une victoire à la Pyrrhus. Le MR continue de défendre le projet d’usine et demande son implantation sur un autre site.

Regard | Manuel Eggen, chargé de recherche et plaidoyer chez FIAN Belgique [1] et membre de la coordination du mouvement Agroecology in Action |  manu@fian.be 

UPDATE 14-12/21 | LE 13 décembre, dans sa chronique sur RTL Info, Bruno Wattenbergh, directeur et prof à la Solvay Brussels School of Economics and Management, réduisait la lutte des citoyens contre l’extension de Clarebout Potatoes à un « phénomène nimby » (« not in my backyard » – « pas dans mon jardin »). On a appris aujourd’hui – via FIAN Belgium – que Bruno Wattenbergh est également consultant pour EY Belgium, société qui est commissaire aux comptes pour… Clarebout Potatoes.

Janvier 2019, Clarebout Potatoes, le géant agro-industriel flamand, premier producteur européen de produits surgelés à base de pommes de terre, annonce son projet d’implanter une nouvelle usine de production à Frameries (où il dispose déjà de hangars de conservation et d’un frigo géant).

L’annonce fait les grands titres de la presse. La majorité communale (PS-MR) accueille le projet à bras ouvert.[2]L’investissement annoncé de plus de 300 millions d’euros et la promesse de création de 300 à 400 emplois (sur 10 ans) sont perçus comme une aubaine, dans cette région du Borinage qui connaît un des taux de chômage les plus élevé du pays. Une demande d’aide à l’investissement est déposée dans la foulée à la Région wallonne, qui a déjà accordé près de 26 millions d’euros en primes diverses pour soutenir le déploiement des activités de Clarebout en région hennuyère. 

L’ampleur de l’avant-projet présenté aux riverains donne toutefois le vertige : six cheminées industrielles surplombant la localité ; un charroi quotidien de 800 à 1600 camions ; une production annoncée de 2800 tonnes de frites et autres produits de pommes de terre par… jour. Ça représente deux fois plus que l’actuelle usine de Comines-Warneton, qui est déjà la plus grande production du pays. 

© Barbara Dulière

Frameries fait de la résistance

Ce projet mégalomane inquiète les riverains, qui commencent à se renseigner sur les nuisances potentielles. La visite du site de Clarebout à Comines-Warneton est particulièrement éclairante. Florence, habitante de Frameries et porte-parole des riverains se souvient : « La première fois que j’ai visité le site de Comines, j’ai pleuré. Je n’en revenais pas qu’on puisse mettre une telle usine à côté d’habitations »

Les nuisances rapportées par les riverains font frémir : odeurs insupportables de pourriture ; bruit d’usine jour et nuit, 7 jours sur 7 ; charroi de camions incessant ; rejet de graisses sur les vitres des maisons et dans les jardins ; pollution des cours d’eau ; etc. 

En quelques semaines, la résistance citoyenne s’organise à Frameries. Le collectif « la Nature sans Friture » (NSF) se forme pour défendre les intérêts des riverains. De nombreuses actions de sensibilisation et d’interpellation sont menées auprès des élus locaux et régionaux : 

  • actions et pétitions au conseil communal et à l’IDEA (l’intercommunale propriétaire du terrain convoité par Clarebout) ;
  • actions théâtrales et distribution de tracts sur les marchés locaux ;
  • organisation d’un cortège funéraire symbolique dans trois communes environnantes ; 
  • et même une action d’occupation des bâtiments du département de la Police et des Contrôles (responsable du respect des normes environnementales). Florence se rappelle : « La dame qui fumait sa cigarette dehors et qui nous a laissés rentrer le regrette encore. Nous sommes entrés avec une petite trentaine de personnes. Au culot. On nous a envoyé des négociateurs et la police mais nous avons refusé de partir« .

La mobilisation citoyenne commence à payer. Après quelques semaines, les élus locaux réalisent l’énorme fléau que le projet représente pour le bien-être de leur population. D’autant plus que le site industriel convoité par Clarebout, dénommé « Périmètre Donaire », se situe à quelques mètres à peine des premières habitations et d’un nouveau quartier résidentiel en construction. 

Le Collège communal change son fusil d’épaule et rejoint la lutte citoyenne. Pour empêcher l’implantation de Clarebout, la commune introduit une demande de modification du plan de secteur auprès de la Région wallonne. La demande doit permettre de requalifier le Périmètre Donaire de zone industrielle en zone d’activité économique mixte, empêchant l’implantation des industries lourdes, comme Clarebout.

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+++ Ce décryptage est au sommaire du numéro 7 de Tchak (automne 2021)

Élargissement de la lutte : du local au global

La mobilisation contre Clarebout va s’élargir au-delà des enjeux locaux. Des organisations d’agriculteurs, des organisations environnementales, des organisations syndicales et des organisations de solidarité nord-sud vont rejoindre la lutte du collectif NSF.

Ce large mouvement citoyen et associatif a organisé une grande action de mobilisation le 18 avril 2021 sur le site de Frameries, à l’occasion de la journée internationale des luttes paysannes[3].

« L’objectif de la mobilisation était de dénoncer les impacts directs du projet d’usine pour les riverains mais aussi, plus globalement, le modèle agro-industriel destructeur qu’il représente », témoigne Sabine, habitante du Hainaut et militante au sein du Mouvement d’action paysanne (MAP).  « Un bel exemple de convergence entre les luttes locales et globales ».

La croissance de l’industrie de la frite belge est devenue le symbole du développement débridé de l’agrobusiness en Belgique[4]. En 30 ans, la production a été multipliée par 10, passant de 500.000 tonnes de pommes de terres transformées en 1990 à plus de 5 millions de tonnes aujourd’hui. Un modèle qui repose sur une agriculture intensive, qui épuise les terres et qui fait disparaître les petites fermes au profit des grandes exploitations. Une industrie de la frite ultra-polluante, robotisée, et qui repose sur l’exploitation d’une main d’œuvre précarisée. Tout cela pour exporter de la malbouffe aux 4 coins de la planète. 

« Quel est le sens de construire une nouvelle méga-usine qui détruit l’environnement et la paysannerie, alors que la Belgique exporte déjà plus de 90% de sa production ? », s’exclame Marie-Hélène, co-organisatrice de la journée des luttes paysannes et militante au sein du Réseau de soutien à l’agriculture paysanne (RéSAP).

La mobilisation du 18 avril a rencontré un énorme succès médiatique. Les images de la mobilisation ont même été relayées au-delà de nos frontières dans des journaux européens comme Libération en France, The Guardian en Angleterre, Linkiesta en Italie ou le journal européen Politico.

© Fian Belgium

Vers une victoire citoyenne ?

Nouvelle étape dans la lutte. Le 11 mai 2021, suite à une pétition déposée au Parlement wallon, Florence, représentante du collectif NSF, a été auditionnée par les membres de la Commission de l’économie, de l’aménagement du territoire et de l’agriculture. 

L’intervention limpide et déterminée de Florence a été saluée par l’ensemble des députés ainsi que par le ministre Borsus, qui était présent pour l’occasion. Tous les députés qui se sont exprimés, tous partis confondus, ont affirmé leur soutien à la NSF et se sont déclarés convaincus qu’une telle usine n’avait pas sa place à Frameries.  

De son côté, le ministre Borsus, à qui revient la décision de la modification du plan de secteur, a déclaré être tenu par le devoir de réserve. Mais il s’est dit particulièrement attentif aux inquiétudes légitimes des riverains. Et il s’est engagé à venir visiter les lieux avant de rendre sa décision finale, qui serait attendue sous peu. 

Les vents semblent plus que jamais favorables pour une victoire citoyenne face au géant Clarebout. On imagine mal le ministre Borsus aller à l’encontre d’une telle unanimité parlementaire et citoyenne dans ce dossier. 

Victoire de David contre Goliath, ou victoire à la Pyrrhus ? 

Une victoire de la NSF contre Clarebout montrerait que la mobilisation citoyenne peut l’emporter face aux intérêts puissants des acteurs économiques. Une telle victoire servirait de catalyseur aux nombreuses luttes citoyennes engagées pour la défense de l’environnement et du bien commun face aux projets nuisibles et imposés[5].

La victoire aurait toutefois un goût amer si, au final, le projet était simplement délocalisé. Comme le déclare Florence : « Il n’est pas question pour nous de renvoyer la patate chaude à d’autres citoyens »

Et au-delà de l’impact sur les riverains, c’est bien l’avenir de notre modèle agricole qui est en jeu. Les impacts sur l’environnement et sur l’agriculture seraient les mêmes que l’usine s’installe à Frameries ou ailleurs. 

Le MR ne l’entend pas de cette oreille. Dans plusieurs communications, le parti libéral a précisé sa position et défendu le projet d’usine. « Le site choisi par Clarebout pour installer son usine à Frameries n’est pas approprié au vu des nuisances qu’elle pourrait engendrer pour les riverains. Mais nous restons aussi persuadés qu’il faut encourager la création d’emplois en Wallonie. (…) C’est dans l’ADN du MR d’encourager le redéploiement économique de notre territoire. »»[6]. Le MR a d’ailleurs demandé à l’IDEA de se mettre dès à présent à la recherche d’un nouveau site pour accueillir le projet.

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Plus fort. Faisant référence à la mobilisation du 18 avril, le MR dénonce le fait que des personnes extérieures « qui ont des intérêts bien plus généraux » ont instrumentalisé le combat des riverains de Frameries. « Nous comprenons les riverains du Périmètre Donnaire à Frameries, mais nous sommes effarés de voir d’autres personnes, parfois vivant à Liège ou à Bruxelles, contester un projet pour des raisons encore obscures. […] Ces militants prennent l’habitude de contester tous les projets économiques, peu importe leur teneur […] »[7].

Ne pas retomber dans l’ancien monde

On regrettera tout d’abord la pauvreté de l’argumentaire « obscurantiste » et « anti-développement », brandi comme un épouvantail par le MR. 

La mobilisation du 18 avril était soutenue par 46 organisations et personnalités académiques reconnues, qui ont développé leurs raisons dans une carte blanche publiée dans la Libre Belgique[8]. Les revendications ont ensuite été précisées dans un courrier envoyé à l’ensemble des ministres wallons, ainsi qu’ aux parlementaires de la Commission économie, agriculture et aménagement du territoire. 

La mobilisation mettait notamment en évidence le caractère inconciliable du projet d’usine avec les objectifs du Code wallon de l’agriculture, dont l’article premier consacre la priorité de « l’agriculture familiale, à taille humaine et écologiquement intensive » et de « la fonction nourricière locale de l’agriculture wallonne »

Les déclarations du MR étonnent surtout dans le cadre de la reconstruction du monde post-Covid, où tout le monde semble s’accorder sur l’importance de renforcer la résilience de nos sociétés, en particulier de notre système alimentaire. Le plan de relance de la Wallonie prévoit d’ailleurs une série de mesures prioritaires visant à « renforcer la souveraineté alimentaire »[9].  

Or, l’installation d’une nouvelle méga-usine de frites signifierait que des milliers d’hectares de terres agricoles supplémentaires seraient destinés à la culture industrielle de pommes de terre pour l’exportation. Alors que la Wallonie est déjà largement déficitaire dans de nombreuses cultures (fruits et légumes, légumineuses, huiles végétales, blé panifiable, fruits à coque, etc.).

Plus globalement, s’il est clair que la Wallonie ne pourra pas se passer d’une certaine forme de réindustrialisation, il faut pouvoir miser sur les secteurs du futurs, capables de rencontrer les défis sociaux et environnementaux de notre époque, comme par exemple : les énergies renouvelables, les infrastructures de recyclage et l’économie circulaire, les matériaux de construction durable, etc. 

Les défis de la reconstruction post-Covid sont immenses. Nous ne pouvons pas nous permettre de retomber dans les travers de l’ancien monde.

#UPDATE 13/12/21 | Vendredi dernier, Willy Borsus (MR), ministre ministre wallon de l’Aménagement du territoire, s’est rendu à Frameries. Sa décision quant à une éventuelle modification du plan de secteur – seul moyen, pour les opposants au projet, d’empêcher l’extension de l’implantation – devrait tomber prochainement.


[1]  Fian Belgique : ONG pour le droit à l’alimentation – www.fian.be

[2] https://www.rtbf.be/info/regions/hainaut/detail_clarebout-va-s-installer-a-frameries-et-creer-300-emplois?id=10118620

[3]          Voir « Retours sur la Journée internationale des luttes paysannes » : https://www.luttespaysannes.be/spip.php?article245

[4]          Voir FIAN Belgium (2021), « Patates en colère : Comment la culture de la pommes de terre a été dévoyée par l’agrobusiness ». http://www.fian.be/Etude-Patates-en-colere?lang=fr

[5]          Voir par exemple le collectif « Occupons le terrain » qui regroupe plus de 30 collectifs en lutte pour la préservation des territoires et des ressources naturelles. http://occuponsleterrain.be/

[6]          « Dossier Clarebout à Frameries: le MR précise sa position », DH, 11 mai 2021. https://www.dhnet.be/regions/mons/dossier-clarebout-a-frameries-le-mr-precise-sa-position-609a538e7b50a61692b73997

[7]          Idem.

[8]          « Enterrons une bonne fois pour toutes le projet d’usine à frites à Frameries (et partout ailleurs!) », Carte blanche, La Libre Belgique, 15 avril 2021. https://www.lalibre.be/debats/opinions/2021/04/15/enterrons-une-bonne-fois-pour-toutes-le-projet-dusine-a-frites-a-frameries-et-partout-ailleurs-DDWEEOHZ75H2VAZ3G2G732LMS4/

[9]          Plan de relance de la Wallonie, Mesure 13 « Renforcer la souveraineté alimentaire ».