Zoning de Weyler (Arlon - Messancy)
© Idelux

Zoning de Weyler et bétonisation des terres : un logiciel dépassé

Supprimer 28 hectares de (très bonnes) terres agricoles pour étendre un parc d’activités économiques… C’est le projet d’Idelux concert le zoning de Weyler (Arlon) / Hondelange (Messancy). Pour Pierre Ozer, chargé de recherche à l’Université de Liège, un projet basé sur un logiciel complètement dépassé au regard des enjeux actuels. Carte blanche.

Carte blanche | Pierre Ozer, ULiège

« Nous vivons une époque formidable ! Notre planète, cernée par des centaines de satellites d’observation de la Terre, est sous monitoring constant. Le développement extraordinaire des technologies de traitement de l’information nous permet de suivre, en direct, l’évolution de l’état de santé de l’environnement de notre village planétaire. Et, dans le domaine des constats, il n’y a plus de place au doute. Ainsi, nous savons que la biodiversité disparaît ici et ailleurs. Nous savons que les forêts, essentiellement dans les pays en développement, se contractent inexorablement. Nous savons que le réchauffement du système climatique est sans équivoque et que son origine anthropique est établie. Nous savons aussi qu’il va fragiliser nos économies en impactant les ressources en eau, les écosystèmes, les zones littorales, la souveraineté alimentaire de larges régions, la santé publique, et les plus vulnérables d’entre nous en accroissant les inégalités sociales ici et ailleurs (réfugiés climatiques) en fonction du degré d’adaptation à ces nouvelles contraintes inéluctables. 

Dans le même temps, tous les experts s’accordent également sur un point : les prix pétroliers sont actuellement ridiculement bas et le baril de pétrole à plus de 150 US$, comme ce fut le cas en juillet 2008 de manière conjoncturelle, deviendra la norme à moyen terme. Cet accroissement du prix de l’or noir entraînera une inflation du prix de toutes les énergies. Dans cette perspective, les observateurs estiment que le coût croissant des transports conduira à des relocalisations de nombreuses activités, dont l’agriculture. »

Voilà comment, mot pour mot et factuellement, débutait une de mes cartes blanches publiée dans Le Soir en novembre 2009, il y a une douzaine d’années.[1]

Pierre Ozer (ULiège)

Depuis, rien n’a changé mais tout s’est précisé. Les satellites se bousculent chaque jour un peu plus dans l’atmosphère. Les températures augmentent chaque décennie un peu plus. Les forêts disparaissent toujours autant et la biodiversité s’effondre inlassablement. Quant au gouffre social entre les happy few et tous ceux qui stagnent ou basculent dans la précarité, il est toujours plus abyssal. Car, oui, cet écocide au nom du marché a clairement des conséquences sociales. Et dans ce petit jeu, certains se goinfrent abusivement sans restriction alors que d’autres, l’immense majorité, sont les victimes sans protection. Depuis, donc, tout s’est précisé et même précipité à la faveur des crises (Covid-19, guerre en Ukraine et, plus localement, inondations). 

« Un problème d’accessibilité à l’alimentation »

Au moment où j’écris ces lignes, plus encore que pendant la Covid-19 [2], la guerre en Ukraine et ses répercussions nous questionnent quant à notre sécurité alimentaire. Nous étions potentiellement vulnérables, nous en avions fait conjoncturellement l’apprentissage pendant la première vague de la pandémie. Mais maintenant, nous sommes potentiellement structurellement fragiles. Les prix des denrées de base explosent sur les marchés internationaux. Ce à quoi, il faut ajouter les prix de l’énergie car dans chaque kilogramme de blé, de tournesol, de poisson ou de viande, il y a du pétrole. Toujours du pétrole : des engrais, des tracteurs, de la transformation, du transport, etc. 

On a bien tenté de rassurer les citoyens il y a quelques semaines : non, il n’y aura pas de problèmes d’approvisionnement ; non, il n’y a aucune pénurie à l’horizon ; etc. Aujourd’hui, toutes les enseignes voient non seulement les prix augmenter pour toute une série de biens de première nécessité, mais la plupart d’entre elles limitent l’accès à certaines de ces denrées. Il y a déjà pénurie, en Belgique et ailleurs en Europe (et je ne parle pas de ce qui se déroule dramatiquement ailleurs dans le monde – notamment en Afrique – où les manifestations contre la vie chère, entendez par là les prémices des émeutes de la faim, se multiplient). Nous avons donc un vrai problème de disponibilité et d’accessibilité à l’alimentation. En effet, même en Belgique, quand bien même un produit de première nécessité restera disponible, il ne sera plus accessible financièrement pour une part de la population. 

Le 11 mars dernier, en clôture du Sommet européen de Versailles, le président français Emmanuel Macron a averti que l’Europe et l’Afrique seront très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire dans les 12 à 18 mois à venir en raison de la guerre en Ukraine. Rien de moins. Pour de nombreux observateurs, il faut donc – sans tergiverser – relocaliser immédiatement toute notre production agricole pour assurer maintenant et dans le temps long notre sécurité alimentaire. Cela semblait évident depuis très longtemps. Maintenant, cela devient urgent

Zoning de Weyler et Hondelange: 28 hectares de très bonnes terres agricoles en moins

Pendant ce temps, comme si tout ce qui vient d’être écrit n’existait pas, un projet d’extension d’un parc économique industriel dans le sud de la province de Luxembourg (zoning sur Weyler et Hondelange) est à l’ordre du jour. Il s’agit de bétonner (pardon, artificialiser, comme on dit) 28 hectares de terres, en grande partie agricoles. Un projet vieux de 10 ans ; imaginé bien avant la Covid-19, bien avant la guerre en Ukraine, bien avant les sécheresses et canicules devenues récurrentes suite au changement climatique[3], bien avant le spectre de pénurie alimentaire…

Ce projet devrait donc s’installer sur une vaste plaine agricole pour plus de 20 hectares, sur des terres qui ont été reconnues dans le Rapport des Incidences Environnementales comme terres de très bonne qualité, relativement rare dans la région. En outre, et ce n’est pas anecdotique, une grande partie des terres ici visées par l’artificialisation sont exploitées en agriculture biologique et valorisées en circuit court.

Où est la logique du Stop Béton ? Où est la cohérence par rapport aux objectifs chiffrés d’accroissement des surfaces en agriculture biologique en Wallonie ? Comment valider ce choix alors que la Wallonie doit réduire de 55% ses émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990, et que ces émissions stagnent ces dernières années ? Comment s’entêter alors que la sécurité alimentaire de nos concitoyen.ne.s est menacée ? 

« Un logiciel de décision dépassé »

Tout ceci est absurde, hors-sol. Le logiciel des porteurs du projet devrait être remis au goût du jour, en phase avec le réel actuel et à venir. La logique voudrait que pas un seul mètre carré de ces terres de qualité agricole exceptionnelle ou de sanctuaire de la biodiversité ne soit converti en béton. Il en va de notre survie, tout simplement.

J’en appelle à ce que les décideurs locaux, provinciaux et régionaux ne valident pas de telles aberrations à Weyler et Hondelange mais aussi ailleurs en Wallonie. J’en appelle aussi à tou.te.s les concitoyen.ne.s à se mobiliser partout contre cette bétonisation des terres agricoles qui assurent notre survie collective. Car, oui, nous parlons bien ici du bien commun et, donc, du vivre ensemble.

Cette note est écrite le 21 mars 2022. La durée de lumière devient plus longue que celle de l’obscurité. C’est le moment !


+++ Enquête |  Zoning et terres agricoles: la guerre du béton. En Wallonie, la surface agricole utile se réduit inexorablement. Ce grignotage pèse sur les agriculteurs qui manquent de terres pour assurer notre souveraineté alimentaire. En cause, notamment, le développement des zones d’activités économiques. Sur le front, opposants et chercheurs dénoncent une gestion erratique, l’absence de cadastre sur les taux d’occupation et des promesses d’emplois non tenues. Une enquête menée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en 2020, à lire ici.


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[1] Ozer, P., 2009. Reconstruire la ville sur la ville. Le Soir, 20 novembre 2009, p. 18. https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/28640/1/RECONSTRUIRE%20LA%20VILLE%20SUR%20LA%20VILLE_LE%20SOIR_20091120.PDF

[2] Baret, P., et al, 2020. Face à la crise historique engendrée par la pandémie de coronavirus, organisons notre sécurité alimentaire. La Libre Belgique, 6 avril 2020.  https://www.lalibre.be/debats/opinions/2020/04/06/face-a-la-crise-historique-engendree-par-la-pandemie-de-coronavirus-organisons-notre-securite-alimentaire-U7QTEH4SMRD7RN4EEDV7LJ6CAQ/

[3] Ozer, P., 2020. Climat: Paris dit +2°C maximum en 2100, la Belgique est déjà à +3°C en 2020. Le Vif, 25 décembre 2020. https://www.levif.be/actualite/sciences/climat-paris-dit-2-c-maximum-en-2100-la-belgique-est-deja-a-3-c-en-2020-carte-blanche/article-opinion-1373249.html  

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