L’Université libre de Bruxelles (ULB) s’apprête à passer un nouveau marché public. Son objet : près de 3.000 hectolitres de bière par an, de quoi abreuver les cercles étudiants. Des cercles qui commencent à s’interroger sur leur impact sociétal au moment d’affonner. AB Inbev pourrait bientôt perdre l’hégémonie qui lui avait été accordée. Au profit, pourquoi pas, d’une « bière de l’ULB » ? C’est l’idée émise par l’association As Bean.
Clémence Dumont, journaliste | clemence@tchak.be
+++ Cet article est au sommaire du numéro 9 de Tchak (printemps 2022), en vente dès ce jeudi 31 mars.
L’Université libre de Bruxelles (ULB), institution de savoir et d’enseignement, est aussi un haut lieu de guindaille pour les étudiants qui la fréquentent. La Jefke, la salle des fêtes dans laquelle la jeunesse enchaîne les « TD », écoule près de 2.400 fûts de 50 litres de bière par an (du moins avant l’irruption du Covid). Si on y ajoute la pils qui dégouline des locaux de chaque cercle et des halls sportifs, on arrive à un débit annuel d’environ 3.000 hectolitres de bière sur les trois campus bruxellois de l’ULB[1].
Un fameux marché, actuellement chasse gardée d’AB Inbev (Jupiler, Stella, Corona, Leffe, etc). Depuis 2018, la multinationale qui vend le plus de bière au monde est en effet le fournisseur exclusif des fûts de pils livrés à la Jefke, à la quasi-totalité des cercles étudiants et à l’ULB Sport. Pour obtenir des prix au plus bas, l’ULB et ses associations étudiantes avaient au préalable décidé de se regrouper afin de lancer un appel d’offres commun.
Pari gagnant, puisqu’AB Inbev leur a proposé des prix inespérés pour décrocher la timbale : 72,6 € TVAC le fût de 50 litres de Jupiler, avec un système de « sponsoring » qui permet aux cercles de ne payer que 60 €. C’est en tout cas ce que nous ont expliqué les associations étudiantes. Impossible d’accéder aux détails du contrat car le document se serait perdu. Le personnel de l’ULB et les responsables des cercles se renvoient la balle.
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« On se rend bien compte que, AB Inbev, c’est pas dingue sur le plan éthique »
Quoi qu’il en soit, seraient inclus dans ce tarif : les pompes, les frigos, l’entretien des installations, les gobelets, le service de livraison dans les 48 heures, … Sans compter un subside annuel de 50.000 euros au bénéfice d’activités culturelles, une somme exigée par l’université. À titre de comparaison, chez Delsart, l’un des principaux négociants en bière du pays, le fût de 50 litres de Jupiler vaut actuellement 165 € …
« Picoler, c’est bien ! Picoler pas cher, c’est mieux ! », se réjouissaient les cercles étudiants lors de la présentation du marché public en 2017 [2]. Aujourd’hui, le ton a changé. Si les étudiants aiment toujours lever le coude, ils se questionnent de plus en plus sur leur impact sociétal. « AB Inbev divise le prix de ses fûts par plus de deux pour les étudiants ULBistes afin d’éloigner toute concurrence. Cette stratégie marketing agressive peut pousser à une consommation abusive d’alcool », pointait ainsi récemment sur Facebook l’Association des cercles étudiants de l’ULB (ACE).
Plus largement, c’est tout le modèle incarné par AB Inbev qui commence à gêner : agriculture intensive polluante, ingénierie fiscale au profit d’actionnaires richissimes, position ultra-dominante, uniformisation des goûts, … « On se rend bien compte que, AB Inbev, c’est pas dingue sur le plan éthique, témoigne Manon de Vinck, vice-présidente de l’ACE. Certains cercles proposent des bières locales et bio en bouteille. Mais pour la pils en fûts, on est liés à AB Inbev. »
Sauf que… le contrat arrive à échéance en mai 2022 (*) . L’association As Bean, qui milite pour une transition vers des systèmes alimentaires plus durables, a appris la nouvelle et a saisi l’occasion pour organiser en novembre dernier un grand débat sur l’approvisionnement en bière de l’ULB auquel Tchak! était présent.
« Le bar est la principale source de revenus des cercles »
« AB Inbev veut créer des habitudes de consommation : si tu bois de la Jupiler pendant tes années d’unif, tu risques de boire de la Jupiler toute ta vie. Mais d’autres bières existent. Aujourd’hui, c’est aux étudiants de soutenir des filières éthiques et durables », plaide Arthur Dielens, cofondateur d’As Bean.
« Les cercles se posaient déjà beaucoup de questions. La conférence nous a encore plus sensibilisés, réagit la vice-présidente de l’ACE. En fait, tous les cercles seraient prêts à quitter AB Inbev. Le problème, c’est que le bar est leur principale source de revenus et que certains petits cercles ne pourraient pas survivre avec une moindre marge sur la bière. »
À la suite du débat, responsables académiques, représentants des cercles et autres associations étudiantes ont examiné comment faire évoluer l’appel d’offres pour le nouveau marché public. D’après plusieurs étudiants qui ont participé aux discussions, il a été convenu de séparer le marché en deux lots différents : l’un d’une durée de quatre ans pour l’approvisionnement de la Jefke, et le second d’une durée de deux ans (renouvelable une fois) pour l’approvisionnement des cercles et de l’ULB Sport.
« On était trop court pour élaborer un nouveau cahier des charges. Mais on a rapidement tous été d’accord pour raccourcir la durée d’une partie du marché. L’idée c’est que, pour ce lot-là, on se laisse le temps de réfléchir à des alternatives. Des groupes de travail vont être mis en place », explique Manon de Vinck.
+++ Regard | Et si vous mettiez AB Inbev en bière?
Et pourquoi pas créer une bière de l’ULB ?
Parviendront-ils à s’accorder sur des critères de durabilité, même si ces critères impliquent de payer la bière plus cher et de bénéficier de moins de services ? Du côté des cercles, rien n’est tranché. Quant à l’ULB, elle a refusé de nous faire part de son point de vue, souhaitant rester neutre tant que le prochain marché n’a pas été attribué. Il est vrai qu’AB Inbev semble un peu inquiète…
Sur Facebook, la multinationale a fait part aux étudiants de son regret de ne pas avoir été conviée au débat lancé par As Bean. « Nous espérons bientôt vous rencontrer afin de vous démontrer notre contribution positive en matière de durabilité, d’innovation et de qualité », a-t-elle ajouté, invitant les différents cercles à visiter sa brasserie de Louvain et à consulter son dernier rapport annuel sur ses choix sociaux, environnementaux et de gouvernance.
Pour séduire les étudiants, As Bean a eu une autre idée : les fédérer autour d’un projet de « bière de l’ULB », une bière qui serait produite à façon par une brasserie locale et que la communauté universitaire sélectionnerait à l’issue d’un processus participatif. De quoi, pour au moins une partie des soirées bibitives de l’ULB, rabattre le clapet d’AB Inbev ? Réponse en 2024 !
(*) Selon la RTBF, ce contrat a été reconduit.
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[1] D’après les indications du cahier spécial des charges lié au marché public publié en 2017.
[2] D’après un diaporama de l’époque.