Multinationale Cargill
Cargill est aujourd’hui l’entreprise agroalimentaire la plus importante en termes de chiffre d’affaires. Ses recettes avoisinent les 134 milliards de dollars en 2021, loin devant les autres acteurs du secteur.© Cargill

Cargill, le géant invisible

Bien implantée en Belgique, où elle emploie quelques 1.200 travailleurs sur huit sites, la multinationale Cargill est la plus grande firme agro-alimentaire au monde mais aussi l’une des plus discrètes. Négoce, transformation, logistique : sa présence à tous les maillons de la chaîne d’approvisionnement lui donne un pouvoir considérable pour anticiper, voire manipuler, les variations de prix de nombreuses matières premières agricoles. Focus sur ce « géant invisible » [1]

Regard signé par Romain Gelin, chercheur au GRESEA,
Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative
romain.gelin@gresea.be

« Nous sommes la farine de votre pain, le blé de vos nouilles, le sel sur vos frites. Nous sommes le maïs dans vos tortillas, le chocolat dans votre dessert, l’édulcorant dans votre soda. Nous sommes l’huile dans votre vinaigrette, et le bœuf, le porc ou le poulet que vous mangez au diner. Nous sommes le coton de vos vêtements, l’envers de votre tapis et le fertilisant dans votre champ. »

Ainsi se présentait Cargill dans une brochure à destination de ses clients, en 2001. 

Cargill est aujourd’hui l’entreprise agroalimentaire la plus importante en termes de chiffre d’affaires. Ses recettes avoisinent les 134 milliards de dollars en 2021, loin devant les autres acteurs du secteur. La firme du Minnesota est aussi la plus grande entreprise non cotée aux États-Unis, et vraisemblablement la 4e au monde en termes de recettes, après les deux négociants de matières premières Vitol et Trafigura (pétrole, métaux…) et le fabriquant électronique chinois Huawei. En Belgique, Cargill emploie quelque 1.200 travailleurs sur huit sites (voir encadré « Cargill en Belgique »).

+++ Cet article est au sommaire du nouveau numéro de Tchak (printemps 22)

Pourtant, Cargill passe le plus souvent sous le radar des médias et des consommateurs, ses opérations étant généralement invisibles du grand public. Cette discrétion tient notamment au fait que l’entreprise n’est pas cotée en bourse, et donc non tenue de publier des comptes détaillés. En dehors d’informations distillées par la firme, il demeure difficile d’avoir une vue complète sur ses activités. Fondé en 1865, le négociant de produits agricoles est resté familial. Selon Forbes, la famille Cargill est la 4e plus riche des États-Unis. Une centaine d’héritiers du fondateur W.W. Cargill se partagent 83% des actions de la multinationale. Les 17% restants sont détenus par des travailleurs du groupe. 

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Omniprésence sur la chaîne de valeur agricole

Avec 166.000 salariés dans 66 pays, Cargill opère sur la quasi-totalité de la chaîne de valeur agricole au travers d’un réseau tentaculaire. Le négociant est propriétaire de terres[2] via ses fonds de placement. Il possède une flotte de 600 bateaux, des centaines d’entrepôts dans le monde et propose des services de fret maritime pour traiter plus de 200 millions de tonnes de marchandises en vrac chaque année. Cargill transforme et/ou échange de nombreuses matières premières, principalement agricoles (céréales, cacao, café, coton, huile de palme, œufs, farine, jus, malt, viande – porc, volaille, bœuf -, mélasses, arachide, caoutchouc, sel, laine, etc.), mais aussi des fertilisants, de l’acier, du pétrole ou encore des produits chimiques. 

Outre sa domination sur le marché des céréales, Cargill compte pour 65% du commerce mondial de chocolat avec Barry Callebaut et Olam. Cargill propose par ailleurs ses services financiers dans la gestion d’actifs agricoles à des fonds de pensions, ainsi que des services de gestion des risques pour les agriculteurs. Cargill cumule donc des activités de chimiste, de propriétaire terrien, de transporteur, de transformateur et de trader. Parmi ses clients, on retrouve les géants de l’agrobusiness (Unilever, Danone ou Pepsi, etc.), des fast-foods (McDonald’s, KFC ou Burger King) ou la grande distribution (Carrefour, Delhaize ou Walmart). Le seul segment sur lequel Cargill est quasiment absent est celui de la vente au consommateur final. 

Pour Louis Dreyfus, les résultats de 2021 n’étaient pas encore disponibles au moment de la rédaction. Sur les 6 premiers mois de 2021, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 24 milliards de dollars, en hausse de 47% par rapport à 2020. Pour Wilmar, les recettes du premier semestre 2021 étaient de 29,5 milliards de dollars, également en hausse. Source: Forbes 2021, Global 2000.

Cargill et la financiarisation de l’agriculture

Les affaires de Cargill sont florissantes. En 2021, le négociant a réalisé l’exercice le plus rentable de son histoire, porté par la hausse des prix agricoles. Il faut dire que le groupe tire largement parti de la financiarisation de l’agriculture. Le phénomène n’est pas nouveau. Dès le XVIIIe siècle, des bourses de commerce pratiquent déjà les contrats à terme sur des produits agricoles – des engagements à vendre ou acheter un produit à une échéance donnée. Il s’agit alors d’instruments financiers visant à se couvrir contre les variations du prix des denrées dans le temps (pour se prémunir d’évènements climatiques, par exemple). La pratique se développe durant tout le XXsiècle, jusqu’à la dérégulation des années 1980. 

Une nouvelle étape est franchie à l’aube du millénaire avec les marchés de gré à gré (over-the-counter). Les échanges ne sont plus conclus directement entre acheteurs et vendeurs mais peuvent désormais se faire via un intermédiaire (courtier, société de bourse, etc.). Banques et autres fonds investissent des milliards (d’euros ?) dans les denrées agricoles, sans la moindre intention d’en acquérir physiquement, mais plutôt pour émettre des titres et les revendre, alimentant la volatilité des cours. On estime que seuls 1 à 2% des contrats à terme agricoles se soldent par une livraison physique. Autrement dit, l’immense majorité des contrats à terme agricoles a une visée spéculative. Des intermédiaires réalisent de généreuses plus-values en anticipant – voire en provoquant – les fluctuations sur les marchés agricoles. 

C’est à ce jeu que Cargill excelle, à l’instar de ses concurrents dans le négoce : Archer Daniels Midland, Louis Dreyfus ou Bunge. Le réseau de Cargill (filiales, fournisseurs, clients, joint-ventures, partenaires, etc.) est ici déterminant, comme pourvoyeur d’informations. Le témoignage d’un employé de Black River, bras financier de Cargill, illustre les pratiques du groupe. Au printemps 2012, les récoltes de soja sud-américaines sont partiellement perdues, celles du maïs nord-américain sont mauvaises, comme la récolte de blé européenne : « Nous percevions ce qui se passait au printemps avec le soja. Nous avons prédit ce qui se passait dans le maïs dans la première partie du mois de juin et nous avons également senti ce qui se passait en Europe, dans la dernière partie du mois de juin. Nous avons pris une position longue sur les trois marchés, […] le blé, le maïs et le soja. »[3]

Traduction : Cargill, sachant avant tout le monde que les récoltes seraient mauvaises, a acheté en grande quantité du blé, du soja et du maïs à long terme et à prix fixé. Lorsque les prix ont effectivement bondi, Cargill a empoché une énorme plus-value. En 2008, Cargill aurait même réalisé un profit de 470.000 dollars en une heure pendant qu’un nombre record de personnes sombraient dans la crise alimentaire[4]. Comme l’explique la chercheuse Tania Salerno[5], la structure de la firme ne lui permet pas seulement de diversifier ses activités (en rachetant des concurrents, clients ou fournisseurs), mais aussi d’accroître sa connaissance des marchés et l’information dont elle dispose, la plaçant à la fois comme producteur et fournisseur de matières premières agricoles, tout en spéculant sur les fluctuations de prix de ces mêmes matières agricoles. Un rôle pour le moins ambigu. Voici pour la partie légale. 

+++ Commentaire | L’industrie du chocolat, sommet du commerce inéquitable

Manipulation des prix et ingénierie fiscale

Mais Cargill traîne aussi quelques casseroles, notamment concernant des manipulations de prix, dont certaines ont abouti à des condamnations. En 2011, le groupe, avec deux autres acteurs, a acheté l’ensemble du blé fourrager disponible au Royaume-Uni, dans une période de forte volatilité des prix[6], alimentant les soupçons de manipulation. En 2012, l’autorité de la concurrence indonésienne accusait Cargill de manipuler les prix du soja avec d’autres acteurs. En 2015, la Corée du Sud portait les mêmes accusations pour les prix de la nourriture animale. Depuis 2020, Cargill fait l’objet d’une enquête pour fixation des prix de la viande aux États-Unis, en compagnie de JBS et Tyson Foods. JBS a d’ailleurs accepté le versement de 52 millions de dollars en février 2022 pour solder les poursuites dans cette affaire. Cargill a été condamnée pour avoir formé un cartel avec d’autres producteurs de jus d’orange au Brésil en 2016.

Quand Cargill ne forme pas d’entente avec ses concurrents, il met en œuvre une subtile ingénierie pour transférer ses profits là où ils sont le moins imposés. Cargill possède ainsi 48 filiales au Canada. Celles-ci appartiennent toutes à deux entités basées au Luxembourg, répondant aux doux noms de Cargill International Luxembourg 6 S.A.R.L. et Cargill International Luxembourg 12 S.A.R.L[7]. L’une des plus importantes filiales de Cargill est spécialisée dans le trading. Elle est nichée en Suisse, probablement pour la pureté de l’air helvète. D’autres filiales ont élu domicile dans des lieux encore plus exotiques : Bahamas, Iles Vierges britanniques ou Barbade[8]. En 2011, l’Argentine avait épinglé le groupe pour évitement fiscal. Une autre condamnation a été prononcée en 2018 en Grande-Bretagne. Cette fois, Cargill était associée à Goldman Sachs pour son schéma d’évitement fiscal. Les 79 millions de livres sterling d’amende n’auront certainement pas ébranlé les deux géants dont les profits se comptent en milliards. Cela aura tout au plus un peu écorné leur image.

Un bilan environnemental qui laisse à désirer

Cargill se positionne sur pratiquement toutes les denrées agricoles. Une critique récurrente essuyée par la multinationale américaine concerne sa complicité dans la déforestation. Celle-ci touche notamment le cacao (voir encadré « Cargill en Belgique ») et l’huile de palme. Au tournant des années 2010, la déforestation associée à la culture d’huile de palme faisait la Une de la presse. Cargill s’approvisionnait, comme de nombreuses multinationales, auprès de fournisseurs rasant les forêts primaires indonésiennes et malaysiennes pour y planter des palmiers à huile. La firme affirme avoir serré la vis et a mis en avant un code de conduite en la matière.

Depuis, c’est en Amazonie que Cargill est pointé pour ses activités dans le soja brésilien. En septembre 2014, la Déclaration de New York, signée par 179 pays, promettait de réduire de moitié du rythme de disparition des forêts naturelles dans le monde d’ici 2020, et de s’atteler à arrêter la perte de forêts naturelles d’ici 2030. Cargill, l’un des signataires, affirmait alors vouloir « éliminer la déforestation issue de la production de matières premières comme l’huile de palme, le soja, le papier et la viande de bœuf d’ici 2020 ».

Pourtant, un an après la signature, le négociant annonçait une échéance en 2030 pour cesser toute forme de déforestation dans sa chaîne d’approvisionnement. Début 2022, le journal The Guardian révélait[9] que Cargill signait toujours des contrats avec des fournisseurs liés à la déforestation, comme l’avaient déjà montré des enquêtes l’année précédente[10], à chaque fois pour du soja destiné à l’alimentation du bétail en Europe. Une promesse non tenue, une fois de plus. Comme de nombreuses multinationales, Cargill y va de son petit slogan lénifiant : « Notre raison d’être : nourrir le monde de façon sûre, responsable et durable. » Pour le responsable et le durable, on repassera.



Cargill en Belgique

En Belgique, Cargill emploie quelques 1.200 travailleurs sur huit sites. Implanté dans le pays depuis 1953 comme bureau d’importation de céréales, Cargill y transforme annuellement un million de tonnes de soja et de colza, en huiles brutes ou en tourteau pour la nourriture animale. Cargill produit aussi des agrocarburants via sa filiale Bioro, et des intrants pour les industries agroalimentaires ou cosmétiques (édulcorants, amidon, texturants, etc.).

Le groupe est présent à Mouscron et à Malines, pour la production de chocolat industriel. Avec ses concurrents Barry Callebaut et Puratos, Cargill truste 90% du marché belge du chocolat de couverture[11]. La Belgique importe du cacao, notamment du Ghana et de Côte d’Ivoire, les deux principaux producteurs mondiaux. Ceux-ci sont en proie à une déforestation massive, du fait de nombreuses exploitations illégales installées dans des réserves naturelles. En 2017, l’ONG américaine Mighty Earth[12] publiait une enquête sur le cacao produit dans ces plantations, remontant jusqu’aux revendeurs en Europe et en Amérique du Nord. Cargill figurait parmi les revendeurs ne s’embarrassant pas à vérifier l’origine de la production.

Soucieux du problème, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont lancé l’initiative Cocoa & Forests, signée par les principaux industriels du secteur. Les multinationales signataires s’étaient alors engagées à stopper leur approvisionnement en cacao issu de plantations illégales. L’année suivante, Mighty Earth est retournée sur place et a constaté que la déforestation, loin d’avoir cessé, avait progressé malgré les promesses de Cargill. Le programme Beyond Chocolateenjoint le secteur du chocolat belge à respecter l’initiative Cocoa & Forests et à stopper l’importation issue de la déforestation à l’horizon 2030…

En 2015, on estimait à 2,1 millions le nombre d’enfants travaillant dans des plantations de cacao en Côte d’Ivoire et au Ghana. Nestlé et Cargill ont fait l’objet d’une plainte pour des accusations d’esclavage dans des plantations de cacao. Selon les plaignants, mineurs au moment des faits, les multinationales auraient sciemment continué à s’approvisionner auprès de fournisseurs faisant travailler des enfants de force, afin de maintenir des prix d’achat bas. La première plainte a été déposée en 2005. La Cour suprême américaine s’est déclarée incompétente, fin 2021, pour juger ce cas, arguant que les faits n’ont pas eu lieu aux États-Unis. Les plaignants envisagent de réintroduire une plainte dans les mois qui viennent.


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[1] B. Kneen, Invisible Giant. Cargill and its Transnational Strategies, Pluto Press, 2002. Il s’agit d’un des rares ouvrages ayant enquêté de manière aussi détaillée sur les pratiques du géant du négoce. 

[2] Grain, « Corporate power: Agrofuels and the expansion of agribusiness », 2007.

[3] Lindsey, M. 2013. Black River commodity trading fund: Black River Asset Management. Interview with Jeff Drobny, chief investment officer, and Mark Schulze, senior portfolio manager. Risk.net Financial Risk Management News and Analysis, 17 June, cité dans Salerno, T. (2017), Cargill’s corporate growth in times of crises: how agro-commodity traders are increasing profits in the midst of volatility, in Agriculture and Human Values vol.34.

[4] Grain, « « We are not landowners », Cargill CEO tells BBC », 2011. 

[5] T. Salerno, ibid., 2017. 

[6] Cargill and ABF-owned firm accused of “manipulating” wheat market, foodnavigator.com, 11 aug.2011 https://www.foodnavigator.com/Article/2011/08/02/Cargill-and-ABF-owned-firm-accused-of-manipulating-wheat-market

[7] Cargill’s slaughterhouse profits flow through tax havens to keep its billionaire owners wealthy, Canadians for tax fairness, May 2020. https://www.taxfairness.ca/en/news/cargill%E2%80%99s-slaughterhouse-profits-flow-through-tax-havens-keep-its-billionaire-owners-wealthy. La liste du Registre de commerce luxembourgeois renseigne 31 filiales de Cargill au Grand-Duché.

[8] Cf. Offshore leaks Database, ICIJ, https://offshoreleaks.icij.org/search?utf8=%E2%9C%93&q=cargill&c=&j=&e=&commit=Search , consultée le 8 février 2022.

[9] Feed supplier to UK farm animals still linked to Amazon deforestation, theguardian.com, 14 jan. 2022.  https://www.theguardian.com/environment/2022/jan/14/feed-supplier-to-uk-farm-animals-still-linked-to-amazon-deforestation

[10] Food giants accused of links to illegal Amazon deforestation, theguardian.com, 19 may 2021. https://www.theguardian.com/environment/2021/may/19/food-giants-accused-of-links-to-amazon-deforestation

[11] Le chocolat de couverture contient plus de 31% de beurre de cacao, contrairement au chocolat pâtissier. Cette caractéristique donne au chocolat de couverture un aspect plus fluide et onctueux. Ce type de chocolat est utilisé pour enrober ou fourrer des produits industriels (confiseries, biscuits, produits de boulangerie, glaces, céréales, etc.).

[12] Mighty Earth, « Cargill: the worst company in the world », 2019.