Boîte-repas Hellofresh
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« La promesse de réunir la famille autour d’un repas, c’est vendeur »

Payer pour recevoir une recette et des ingrédients livrés à domicile, plutôt que de glaner une recette gratuite sur le net et de faire ses courses en magasin, est-ce absurde ? Manifestement non. De plus en plus de ménages cèdent à l’offre des entreprises de boîtes-repas. Pourquoi ? Réponses avec Claude Fischler, sociologue de l’alimentation, directeur de recherches émérite au CNRS (France).

Interview | Clémence Dumont, journaliste

Claude Fischler, comment interprétez-vous le succès des boîtes-repas et, plus largement, de l’e-commerce alimentaire par rapport à notre manière de manger ? Signifie-t-il que nous mangeons de plus en plus à domicile plutôt qu’à l’extérieur ?

Non, la tendance massive, c’est l’inverse. Avec les confinements, on a rapatrié à domicile l’alimentation hors foyers. Mais de manière générale, il y a une augmentation constante en milieu urbain de la restauration hors foyers. Pensez aux cantines, à la restauration de rue, aux fast-foods, aux déjeuners professionnels, aux sorties le soir,… Dans des villes comme Jakarta, où l’une de mes doctorantes a mené une étude, les maisons de certains quartiers pauvres n’ont même pas de cuisine et l’alimentation se fait quasi exclusivement via des marchands ambulants. 

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Vous parlez d’une évolution mondiale sur le long terme. Mais depuis quelques années, n’observe-t-on pas un basculement dans l’autre sens avec la multiplication des plateformes de livraison de repas préparés comme Deliveroo ou Uber Eats, de repas à préparer comme HelloFresh, sans compter tous les services de livraison de courses à domicile ?

Oui c’est vrai, il y a aussi cette tendance-là. Dans les populations plus précaires, elle va se traduire par des pratiques comme la consommation à domicile de nourriture emportée d’un fast-food. Les boîtes-repas, il me semble que cela reste un marché de niche. Le secteur le plus explosif, c’est la livraison de plats préparés à domicile. Cette tendance a été renforcée par le télétravail, qui s’est accru avec les confinements et qui subsiste en partie. On observe un certain reflux vers la domesticité, vers les foyers.

Pour autant, on ne passe pas plus de temps à cuisiner.

Non. Dans certaines villes, on construit des appartements de luxe sans cuisine ! Avec le Covid, beaucoup de personnes ont dit s’être remises à la cuisine. De fait. Mais quand on interroge ces personnes, on se rend compte que parfois cela signifie simplement qu’elles ont fait un peu de pâtisserie avec leurs enfants pour les occuper…

+++ Livraison de boites-repas : cinq alternatives crédibles... Un dossier à découvrir dans notre numéro 11  (automne 2022). 

Dans les grandes surfaces, les plats préparés restent très plébiscités.

Il y a aujourd’hui toutes sortes de façons d’acheter de la cuisine comme on achète de la nourriture en détail, en ce compris les plats préparés vendus en grande surface. Aux États-Unis, j’ai enquêté sur les « working poor », c’est-à-dire des travailleurs – en général des femmes -, à faibles revenus, faible niveau d’éducation, qui ont plusieurs jobs. Imaginez : vous avez dû enchaîner plusieurs boulots dans une ville presque dépourvue de transports en commun alors que vous n’avez pas de voiture, vous rentrez tard et vos enfants sont affamés. Qu’allez-vous acheter ? Des chips, de la nourriture en sachet,… Tout ce que vous pouvez trouver qui plaît aux enfants, qui ne nécessite pas de préparation et qui coûte le moins cher possible par calorie. Cela montre bien que les industries ont, dans leur logique, capitalisé sur la question de l’économie du temps, de l’énergie et de la compétence à cuisiner.

En Europe aussi ?

Un peu moins. À revenus comparables, les Américains consacrent 5 ou 6% de leur budget à l’alimentation et les Européens moins de 10%. La France est un peu à part avec 14%. Ce sont des pourcentages qui datent d’avant le confinement et qui évoluent. Mais globalement, le principe d’économiser le temps passé à cuisiner s’observe partout.

Les entreprises de boîtes-repas se positionnent effectivement comme un service pour gagner du temps : pas besoin de réfléchir à la recette, aux quantités nécessaires ni de faire ses courses… Ce qui permettrait de retrouver le plaisir de cuisiner. Or elles semblent toucher un public relativement aisé.

Il y a toutes sortes de mécanismes pour faciliter la cuisine dans chaque milieu social. Je pense à la vogue des robots comme Magimix, derrière lequel on observe le développement de tout un réseau avec des gens qui se refilent des recettes, qui se réunissent chez des particuliers pour vendre des appareils parfois assez onéreux…

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Pourquoi ces concepts fonctionnent-ils ? On travaille tellement qu’on n’aurait plus le temps de faire ses courses ni de cuisiner ?

On a moins le temps et puis on trouve cela emmerdant ! Pensez-vous vraiment que tout le monde a envie de consacrer du temps et du travail aux tâches ménagères ? Il ne faut pas forcément chercher des explications compliquées. On veut s’épargner des corvées, voilà tout !

Peut-être aussi parce que se nourrir va désormais de pair avec une charge mentale pesante, liée à toutes les injonctions nutritionnelles et aux questions éthiques que l’alimentation pose. Les entreprises de boîtes-repas, par exemple, permettent de s’épargner un tas de choix à faire.

La cacophonie nutritionnelle ne fait en effet qu’augmenter. Il est très difficile de transformer en normes valables pour tout le monde un savoir scientifique qui évolue constamment. Donc on entend des injonctions souvent contradictoires. Certaines traduisent des injonctions morales et, de plus en plus, environnementales. De manière générale, les mangeurs sont devenus plus anxieux parce qu’ils se sentent investis d’une responsabilité de plus en plus lourde par rapport à une situation plus traditionnelle où c’est la culture, l’usage qui pilote les comportements alimentaires : on se met à table parce que c’est l’heure, et on mange collectivement, avec des règles de discipline, etc. Aujourd’hui, manger est devenu une question de choix individuel, de responsabilité individuelle. On accorde de plus en plus d’importance à la personne, au sujet, aux identités, aux sensibilités, aux préférences, … Ce qui peut générer de l’anxiété parce que les gens se sentent de moins en moins compétents ou alors deviennent obsédés par ce qu’ils mangent. 

Dans les familles, réunir tout le monde autour d’un même repas serait dès lors devenu une gageure ?

Cela fait 150 ans qu’on entend dire que les repas familiaux disparaissent. Avant, un enfant bien élevé était un enfant qui mangeait tout. Puis, c’est devenu un enfant qui mange de tout. Aujourd’hui, c’est un enfant qui goûte à tout. Cette évolution montre bien combien la latitude est de plus en plus grande. Quand on est invité chez quelqu’un, on trouve normal que l’hôte s’adapte au régime de chaque personne présente (halal, vegan, sans gluten, etc.). Ce qui est impensable dans les sociétés traditionnelles où, historiquement et anthropologiquement, de manière assez universelle, manger est un acte collectif, dans lequel les conduites individuelles sont essentiellement fonction d’autrui : celui qui est invité offre sa confiance à son hôte et mange ce qu’on lui donne. Il y a donc une remise en cause radicale des fondements anthropologiques de la socialité alimentaire. Dans les familles, on cherche des pistes de résolution, avec plus ou moins de tensions…

Ce qui rend d’autant plus attractif le discours des entreprises de boîtes-repas selon lequel elles aideraient les familles à se retrouver autour d’un même repas, présenté comme sain, de saison et facile à préparer, peu importe ce que ce discours cache.

Absolument. Réunir les familles, cela fait partie de leurs promesses et c’est vendeur. 

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