À partir de ce mercredi jusqu’au 15 octobre, Enabel lance la
Semaine du commerce équitable. L’occasion de discuter des enjeux d’équité avec Christine Englebert, coach en marketing qui accompagne des coopératives africaines pour les aider à améliorer leur gestion et à développer des relations commerciales équitables. En Afrique, les préoccupations des familles paysannes sont d’abord socio-économiques, constate-t-elle. Comment leur demander de soigner leur environnement alors qu’elles ne gagnent pas de quoi se soigner elles-mêmes ? La durabilité doit se jouer sur tous les plans, plaide-t-elle.
Clémence Dumont, journaliste | clemence@tchak.be
Il y a 8 ans, Christine Englebert, ex-manager de Nestlé puis de Fairtrade Belgium (voir encadré), a changé de vie. Elle a décidé de mettre ses compétences en coaching et marketing au service des producteurs plutôt que de leurs acheteurs, histoire de les aider à négocier des partenariats plus équitables. Depuis, elle accompagne des groupements de producteurs au Burkina Faso, au Bénin, en Côte d’Ivoire, en Ouganda, en Tanzanie, au Mali, au Maroc, … et en Belgique.
Christine Englebert, la précarité est-elle le lot de toutes les familles africaines qui cultivent des produits importés massivement par les pays occidentaux ? Ou bien s’agit-il d’un cliché exagéré ?
Globalement, c’est difficile pour tous les petits paysans africains de gagner des revenus décents. Ils se bougent pour faire évoluer leur situation, il y a des projets pour relocaliser au maximum les étapes de transformation et développer des débouchés sur place. Mais souvent, c’est David contre Goliath. Donc oui, la grande majorité des petits paysans – et en Afrique, les exploitations sont souvent très petites – sont victimes de la logique des prix bas.
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Avec quelles conséquences ? Quel type de pauvreté observez-vous dans les zones rurales d’Afrique où vous travaillez ?
Je ne vois pas de famine comme certains en Europe se l’imaginent. Les familles ont des vergers et tout le monde connaît des producteurs qui peuvent dépanner. Ce qui leur coûte cher, c’est le carburant, le téléphone, les soins de santé, … Les gens vivent au jour le jour. Ils ne peuvent rien prévoir.
Heureusement, il y a beaucoup d’entraide.
Oui, mais cela ne suffit pas toujours. En Côte d’Ivoire, on m’a raconté l’histoire d’un enfant qui devait subir une opération vitale. Ses parents n’avaient pas de quoi payer et, là-bas, les hôpitaux soignent uniquement en fonction de ce qu’on paye. Les parents ont sollicité l’aide de leur communauté et sont parvenus à réunir l’argent nécessaire. Entre-temps, leur enfant était mort. Des histoires comme celle-là, j’en entends souvent.
En Europe, les conditions de vie ne sont pas comparables grâce à la sécurité sociale. Mais retrouver plus d’autonomie et de maîtrise de ses coûts, c’est aussi un défi pour les producteurs du Nord.
Effectivement. Ce combat des petits producteurs, il est le même de tous les côtés de la planète. On doit tous manger, donc il est logique de vouloir garder un certain contrôle sur les prix de la nourriture. Mais quand on sait que, sur le prix d’une tablette de chocolat, à peine 6 à 7% reviennent aux planteurs de cacao, on peut se poser des questions quand même ! Dans les pays du Sud, il y a la crainte que les Occidentaux mangent moins de produits exotiques. Moi je pense qu’il faut en manger moins et mieux. Il faut parfois que des portes se ferment pour que d’autres s’ouvrent…
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Toutes les coopératives rêvent d’acheteurs équitables qui s’engagent dans la durée. Malheureusement, il n’y en a pas assez. En attendant, qu’est-ce qu’on fait ? «
Encore faut-il que ces portes existent ! Comment faites-vous pour aider les paysans et paysannes à les ouvrir ?
Toutes les coopératives rêvent d’acheteurs équitables qui s’engagent dans la durée. Malheureusement, il n’y en a pas assez. En attendant, qu’est-ce qu’on fait ? Ce qui m’intéresse, quel que soit le pays, c’est d’aider ces coopératives à retrouver un maximum d’autonomie malgré leurs contraintes. Je me mets à l’écoute du groupe et j’essaye d’ouvrir leur champ des possibles en fonction de leur contexte, des personnalités présentes autour de la table, de leur dynamique interne et des opportunités présentes sur le marché. Mais je ne force jamais à aller dans une direction ou une autre. C’est le groupe qui doit se prendre en charge.
Avec quels résultats ? Parfois, la marge de manœuvre est très faible…
C’est vrai. Ce sont toujours des petites graines que je plante. Parfois, elles ne prennent pas. D’autres fois, elles entraînent des changements profonds. S’il s’avère que, vu le contexte et les opportunités, une coopérative pense que le meilleur partenariat possible pour elle, c’est avec Nestlé, je ne vais pas m’y opposer. On va essayer de travailler avec le groupe et l’acheteur pour que ce partenariat se passe au mieux. Un autre aspect de mon travail, c’est d’introduire plus d’horizontalité dans les coopératives. Dans les pays africains où j’interviens, elles sont souvent construites autour d’un entrepreneur, qui la dirige de manière verticale. Ce n’est pas dans les mentalités de contredire l’autorité. J’essaye de discuter des forces et des faiblesses de chacun pour voir comment valoriser au mieux toutes les compétences. J’ai par exemple accompagné une coopérative dont la comptable n’aimait pas son poste et faisait beaucoup de fautes, mais pensait que, en tant que femme, c’était le seul boulot accessible pour elle. Avec moi, elle s’est rendu compte qu’elle avait un profil de commerciale. Ce qu’elle aimait, c’était de nouer des relations. Aujourd’hui, elle est directrice en charge des relations extérieures.
Ne vous sentez-vous pas dans une posture néocolonialiste ?
Non, vraiment pas. Les gens que j’accompagne peuvent être illettrés, analphabètes, s’expriment dans une autre langue que la mienne ou ont le cliché du « blanc qui sait tout », ce qui est évidemment loin d’être vrai ! Donc il y a tout un travail à faire pour ne paraître ni trop intello, ni trop infantilisant. C’est notamment dans ce but que je collabore avec un producteur ivoirien et que je cherche à développer d’autres partenariats avec des accompagnateurs locaux. Mais je rencontre souvent des gens avec beaucoup de potentiel. J’apprends autant d’eux que ce qu’ils apprennent de moi. Sur le rapport à l’autorité, je garde une certaine humilité en tant qu’Européenne. Si je rue trop dans les brancards, je vais créer des problèmes. Je préfère poser des questions, montrer qu’il existe d’autres manières de fonctionner. Mais c’est chaque fois un enrichissement mutuel.
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Dans son numéro 9, Tchak a publié un dossier sur le cacao qui montre que les différentes certifications existantes, en ce compris le label Fairtrade, ne suffisent pas à garantir des revenus suffisants aux producteurs et productrices. Qu’est ce qui fait la différence alors ? En tant que consommateur, on change vraiment leur vie en achetant des produits certifiés équitables ?
Oui, si on privilégie les entreprises qui s’engagent sérieusement. Une des coopératives que j’ai accompagnées vendait seulement un cinquième de sa production aux conditions du commerce équitable, mais elle en tirait la moitié de ses revenus. La clé, elle se trouve dans le triptyque acheteur – coopérative – certificateur. Il faut un engagement des trois parties. Parce que, vous avez raison, la certification ne fait pas tout. Si un acheteur utilise le label Fairtrade par opportunisme, il trouvera les failles du système.
Lesquelles ?
Je vais vous en donner une. Pour quelques produits, Fairtrade autorise le « mass balance » [pour le cacao, le thé, le sucre et les jus de fruits, une entreprise peut commercialiser des ingrédients avec le label Fairtrade même s’ils ne sont pas issus d’un lot Fairtrade, pour autant que le volume total commercialisé avec le label corresponde au volume total qu’elle a acheté aux conditions Fairtrade, NDLR]. Si mon but est d’utiliser le label au prix le plus bas, je vais jouer avec mes stocks et acheter Fairtrade uniquement quand la différence entre le prix du marché et le prix minimum Fairtrade est faible ou inexistante. En termes d’engagement, c’est très faible.
Sans parler des fraudes.
Il y a des fraudeurs avec toutes les certifications. Cela dit, dans son discours, Fairtrade encourage un engagement fort des acheteurs. Et quand une entreprise certifie 100 % de son approvisionnement, l’impact prend une autre tournure.
La durabilité environnementale devient un sujet de préoccupation majeur. Mais est-ce que cela va résoudre les inégalités ? »
D’après votre expérience de terrain, la situation des petits cultivateurs africains évolue-t-elle dans le bon sens ?
À vrai dire, je ne vois pas de grands changements. La durabilité environnementale devient un sujet de préoccupation majeur en Europe et on en parle de plus en plus en Afrique aussi. Les différentes certifications contribuent à augmenter le minimum acceptable. J’ose espérer que cela aura un impact. Mais est-ce que cela va résoudre les inégalités ? Sur le terrain, j’ai l’impression que le thème du commerce équitable est beaucoup moins présent.
Le discours sur la durabilité serait-il devenu un cache-misère ?
Je le crains. Par rapport à l’environnement, il n’y a pas d’autre choix que d’agir sur certains aspects. Dans les cultures de cacao par exemple, des maladies se propagent dans les monocultures et, une fois qu’un arbre est contaminé, il n’y a pas toujours de remède. L’agroforesterie, c’est un moyen de lutter contre ce genre de maladies et, notamment grâce aux nouvelles réglementations de l’Union européenne, même les grandes entreprises commencent à l’encourager. Cela dit, à côté, elles continuent à promouvoir une agriculture dépendante de la chimie.
Et à favoriser la productivité des exploitations plutôt qu’à offrir des prix dignes.
Leur discours consiste souvent à affirmer que, pour augmenter leurs revenus, les paysans doivent augmenter leur productivité. D’où la promotion des engrais et des autres intrants. Les multinationales aident en ce sens. Mais le prix d’achat « pur », lui, n’évolue pas beaucoup. À côté, elles ont toutes des projets pour construire des écoles, des dispensaires, etc. Sauf que, proportionnellement à leurs revenus, c’est dérisoire. Et tout le monde se sert au passage ! On met les nouvelles infrastructures dans le village du président de la coopérative, pour qu’il devienne plus important et garde la main…
Les multinationales s’intéressent de plus en plus au label bio. Il ne comporte aucune garantie en termes de prix mais, sur le plan environnemental, celui-là au moins est sérieux.
Oui, mais le bio ne vient pas tellement d’Afrique. Pour le cacao par exemple, les grandes entreprises s’approvisionnent plutôt en Amérique latine. En Côte d’Ivoire, le plus grand pays producteur de cacao, des plantations se sont converties au bio et ne trouvent pas de débouchés. J’en connais aussi qui étaient certifiées Rainforest Alliance et se sont converties au bio. Eh bien elles ont perdu de l’argent parce que les acheteurs en ont profité pour se contenter du label bio et ne plus payer la prime Rainforest Alliance ! Les acheteurs choisissent ce qui est le plus intéressant pour eux … Or passer au bio, cela a un coût pour les producteurs. Ils doivent changer toute leur manière de travailler, payer des intrants bio ou les fabriquer et, surtout au démarrage, il y a des pertes de rendement. Donc le bio reste très marginal.
Les pratiques plus respectueuses de l’environnement seraient-elles davantage généralisées si on payait mieux les producteurs ?
En théorie. Mais il n’y a pas de lien de cause à effet immédiat. Ici, les préoccupations des gens sont d’abord sociales. Je ne rencontre pas beaucoup de grands défenseurs de l’environnement, même dans les classes plus prospères. Bien sûr, ils ne font pas n’importe quoi. Ils font attention à préserver leur héritage. Mais leur priorité, c’est de savoir comment satisfaire leurs besoins immédiats.
Il y a quand même des innovations locales pour mieux respecter l’environnement.
Il y a des initiatives qui émanent parfois des Européens ou de la diaspora, et parfois des locaux. Mais ce qui manque pour qu’une dynamique de changement opère, c’est une sensibilisation profonde à tous les niveaux de la société. Il faudrait plus de leaders et d’entreprises qui portent la cause du développement durable au quotidien. Il existe quelques entreprises qui sont dans cette optique, et ce sont ces entreprises-là qui me donnent de l’espoir !
« J’en ai eu marre de rendre beaux des trucs très moches » Avant de se lancer en 2014 comme accompagnatrice indépendante, Christine Englebert a travaillé 10 ans comme « product manager » de Douwe Egberts, Colgate-Palmolive et surtout Nestlé. « J’ai étudié le marketing parce que les aspects créatif, sociologique et analytique me plaisaient. Ça correspondait à mon côté touche-à-tout, se souvient-elle. Une fois mes études terminées, j’ai voulu exercer là où le marketing est né, c’est-à-dire dans les entreprises agroalimentaires. J’avais envie de comprendre de l’intérieur. Et c’est vrai que ces entreprises ont été de très bonnes écoles pour moi. Mais à force de monter les échelons, j’ai été de plus en plus confrontée à l’envers du décor. » Progressivement, Christine Englebert a mis moins de cœur à l’ouvrage. « Je devais trouver des manières de ne pas dire les choses, de rendre beaux des trucs très moches… Je me suis demandé si j’avais vraiment envie de faire un boulot qui consiste à amener plus d’argent à des entreprises qui en ont déjà beaucoup. En 2010, amère, j’ai quitté le monde des entreprises privées pour celui des ONG. » La manageuse se fait alors engager par Max Havelaar (aujourd’hui renommé Fairtrade Belgium). « Je pensais arriver dans le monde idéal. Mais la vie m’a forcée à nuancer ma vision en blanc et noir. En 2013, j’ai voulu voir ce qui se cachait derrière les photos de producteurs Fairtrade tout souriants et je suis partie faire du bénévolat au Bénin pour SOS Faim. Je devais aider des producteurs d’ananas à élaborer des stratégies marketing. Cette expérience a été hyper révélatrice pour moi. Elle m’a redonné goût au marketing. Quand je suis revenue en Belgique, comme je ne trouvais pas le job de mes rêves, je l’ai créé. J’ai commencé avec un projet-pilote d’accompagnement de coopératives financé par Enabel, l’agence belge de développement. » Aujourd’hui encore, la plupart des missions en Afrique de Christine Englebert sont financées par Enabel. Soucieuse de garder un ancrage en Belgique, la quadragénaire accompagne aussi des collectifs belges. « J’ai accompagné plus de 35 groupes en Afrique et beaucoup d’autres en Belgique. Les résultats sont variables, mais j’ai retrouvé le sens de mon métier ! »