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Accidents dans les fermes: coûte que coûte au travail

Chaque année, des centaines d’accidents ont lieu dans les fermes wallonnes. Même blessés, beaucoup d’agriculteurs continuent de travailler. Il faut dire que la majorité sont indépendants et peu couverts en la matière. Comment perçoivent-ils les risques du métier ? Pourquoi ne s’assurent-ils pas mieux ? Enquête sur une réalité souvent minimisée et invisibilisée.

Enquête | Delphine Cassiman et Gwenaëlle Marin Avila, journalistes (st)

« En Wallonie, il y a tous les ans plus de 2.400 accidents menant à huit à dix décès, dans le monde agricole »… Les chiffres issus des rapports de Preventagri, le service de prévention des risques sur les exploitations agricoles, sont sans appel. « Près de la moitié des accidents aboutit à une incapacité temporaire de travailler11% des accidentés se retrouvent incapables de travailler de manière permanente. »

Malgré cette réalité, les agriculteurs et agricultrices ne se plaignent généralement pas des risques du métier ni des accidents qui surviennent. « Dans le milieu, la mentalité, c’est de penser que quand on se blesse, il faut vraiment qu’on soit empêché physiquement pour ne plus rien faire, partage Jacques Henricot, président du Service de remplacement, l’organisme qui permet aux agriculteurs en difficulté d’engager des travailleurs pour les remplacer sur la ferme. Je connais des gaillards qui se sont fait opérer d’une hernie et qui auraient dû être à l’arrêt pendant deux mois. Mais après trois semaines, ils retravaillaient déjà. S’ils avaient été à l’usine, ils n’auraient pas repris avant six semaines. »

+++ Cette enquête est au sommaire du numéro 14 de Tchak (été 2023) . 

Une mentalité révélatrice

Cette mentalité est révélatrice de la réalité vécue par le secteur. En tant qu’indépendants, les agriculteurs ne peuvent se permettre un arrêt de travail trop long, car si la ferme ne tourne pas, les revenus dégringolent rapidement et tout peut aller très vite. L’agriculteur n’a finalement pas d’autre choix que de mordre sur sa chique. « J’ai voulu rattraper les grilles sur lesquelles on met les cochons, raconte André Windey, éleveur à Pécrot (Grez-Doiceau), dans le Brabant wallon. Il faut savoir que ça pèse 150 kilos. C’était trop lourd pour mes épaules, j’ai forcé. Mais à quoi ça sert que j’aille chez le médecin ? Quand je le vois, je lui dis de me donner du Mobic (un médicament anti-inflammatoire, ndlr), et c’est tout. Même quand on a des douleurs, il faut continuer à travailler. » Pour cet agriculteur, les risques d’accident ne sont pas propres au secteur agricole. « Donnez-moi un métier qui n’est pas à risque !, s’exclame-t-il. Pour un chauffeur de camion ou un ouvrier, c’est pareil… » Quand il réalise ses tâches quotidiennes, André Windey ne pense pas aux dangers de son métier.

« Je me souviens d’un agriculteur qui nous avait expliqué comment il avait dû se démerder en étant à la clinique, à appeler sa famille pour que quelqu’un vienne soigner son bétail, raconte Vincent Decallais, analyste financier chez Agricall, le service qui accompagne les agriculteurs en difficultés financières, psychologiques ou sociales. Si un commerçant fait un AVC pendant la nuit, il n’ouvre pas son commerce le lendemain matin. C’est embêtant, mais il n’a pas de vaches qui vont mourir de faim. Même au sein des exploitations, il y a une différence importante, en termes de contraintes, entre l’agriculteur qui a du bétail et celui qui n’en a pas. »

Un métier dangereux, statistiques à l’appui

Une autre particularité du milieu agricole : l’accident dit « léger », qui survient dans le travail quotidien au sein de la ferme, est vu comme un incident lié à la maladresse de la personne. « Il n’y a pas de dissociation entre la vie professionnelle et la vie privée puisque tout est imbriqué, explique Céline Geldhof, agricultrice à Perwez (Brabant wallon). Une fois, je me suis tordu la cheville en portant un seau dans notre cour. Je ne l’ai pas associé à mon travail. Si je m’étais blessée avec des machines ou un animal, j’aurais sans aucun doute dit que c’est un accident du travail, mais pour les petits bobos, non. Et on ne va certainement pas s’arrêter de travailler. On ne peut pas se le permettre et ce n’est pas dans la mentalité de l’indépendant. »

Pourtant, le métier est dangereux, aucun doute là-dessus. Rappelons que tous les ans, entre huit à dix agriculteurs wallons décèdent à la suite d’accidents du travail. En la matière, les statistiques sont remplies de zones d’ombre (voir encadré). Nous l’avons vu, les agriculteurs ont parfaitement intégré que leur secteur comporte des risques. Mais puisque personne ne s’en plaint réellement, l’accident est-il une fatalité ? Les syndicats s’emparent-ils de cette problématique ? « La question des accidents du travail n’est pas un sujet politique en tant que tel, explique Astrid Ayral, chargée de mission à la Fugea. Personne ne s’en plaint car le secteur est bien conscient de la dangerosité du métierToutefois, la Fugea travaille régulièrement avec Preventagri, le service de prévention gratuit subsidié par la Région wallonne, pour encadrer au mieux les agriculteurs dans leur ferme et éviter au maximum les accidents. »

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Des agriculteurs sous pression 

Quels sont les facteurs qui augmentent le risque d’accident ? La fatigue, le stress, les problèmes financiers sont liés et contribuent à instaurer une atmosphère propice au risque. « L’agriculture est une profession accidentogène dans laquelle les difficultés financières et le stress qui en découle sont très importants, confirme Vincent Decallais. Et il faut savoir que le stress diminue dangereusement l’attention qu’on va avoir au travail, ce qui fait qu’on est plus enclin à avoir un accident. »

Pascal Coppens tient une petite exploitation de 70 vaches dans le Brabant wallon. Il vit en moyenne un accident par an. En général, ils ne sont « pas trop graves ». Selon lui, il y a un lien évident entre la surcharge de travail et les accidents. « Avant, on était cinq sur l’exploitation. Mes parents, mes deux frères et moi. Aujourd’hui, je suis tout seul et la charge de travail est restée la même, se désole-t-il. Les heures de sommeil ne sont pas énormes pour un agriculteur. Mes journées commencent à huit heures du matin et se terminent aux alentours de minuit. J’ai déjà eu le mollet déchiré. On m’a dit que c’était arrivé à cause de la fatigue. » Il y a quatre ans, cet exploitant agricole a vécu un accident particulièrement violent. « J’ai glissé en montant sur mon échelle, et ma jambe est restée coincée entre deux échelons. Je suis tombé sur le dos, sur du béton. Des vertèbres ont éclaté. J’ai été immobilisé pendant sept jours. Il n’y a que quand je suis à l’hôpital que je suis en vacances », ironise-t-il.

Raphaël Minne et Céline Geldhof, agriculteurs, dénoncent le stress auquel ils sont soumis.

« Une perte totale pour nous »

Raphaël Minne et Céline Geldhof, eux aussi agriculteurs, dénoncent le stress auquel ils sont soumis. Et l’identifient même comme une cause majoritaire des accidents. Il y a quelques années, Raphaël a pris un coup au niveau du visage. « Je me suis retrouvé avec la moitié du crâne enfoncé. Une vache avait perdu une de ses boucles (l’étiquette attachée à son oreille et l’identifiant auprès de l’AFSCA, ndlr), se souvient l’agriculteur. Par souci de rapidité, je l’ai mal positionnée pour lui remettre sa boucle et elle a relevé la tête. » Sa femme renchérit en soutenant que, s’ils n’étaient pas aussi stressés par les législations, les exploitants agricoles ne se mettraient pas en danger. « Si une vache est en pré sans ses deux boucles et que l’AFSCA passe par là, la vache est saisie et part à l’abattoir. C’est une perte totale pour nous. Ce sont plein de choses comme ça qui poussent les agriculteurs à aller trop vite. »

La mécanisation diminue-t-elle les accidents ? Au sein même de la profession, « il y a des tâches qui sont plus à risque que d’autres parce qu’elles ne sont pas sécurisées, comme monter à l’échelle pour chercher de la paille, ou s’occuper du bétail, note Vincent Decallais. Sur les machines, par contre, on a fait des progrès. On a mis des sécurités sur les tracteurs, par exemple. » 

Raphaël Minne confirme. Lui a fait le choix de « moderniser sa ferme ». Son père se rapprochant de l’âge de la retraite, il allait se retrouver seul à travailler sur l’exploitation. « Mon père travaillait déjà pour deux, et moi aussi. Je ne peux pas travailler pour quatre, moi ! J’ai donc mis deux robots dans ma salle de traite pour me soulager. À la place de traire trois heures, on ne trait plus qu’une heure. » Pour lui, cette modernisation a de nombreux avantages. « Avant, tu devais te mettre entre les vaches. Tu avais plus de risques de recevoir un coup de patteAujourd’hui, en salle de traite, il y a des barres de protection. »

Sa femme, Céline Gheldof, nuance : « La mécanisation a aussi amené des dangers supplémentaires. On sécurise beaucoup plus, mais le bras du robot peut vous broyer un membre. Avant, c’était manuel. Si une main traînait au mauvais endroit, on se la faisait écraser comme si on avait pris un coup de marteau. Aujourd’hui, la force mécanique est plus importante et peut mener à d’autres dangers. »

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