Chaque semaine, à l’abri des regards, une fois les volets fermés, Domingo, Jules, Raf, Jim et leurs colocs plongent leurs mains dans les poubelles des supermarchés. Ils repartent souvent les bras chargés de plusieurs dizaines de kilos de nourriture. Nous les avons accompagnés.
Emile Herman, journaliste (stagiaire)
Le silence règne, pas un chat à l’horizon. En ce dimanche, le parking de ce supermarché est désert. Les derniers clients du magasin ont quitté les lieux il y a quelques heures et l’agitation de la matinée laisse à présent place à la quiétude d’une fin d’après-midi ensoleillée. Seule une brise printanière vient remuer les chaînes métalliques des caddies du supermarché.
Vers 19 heures, une citadine grise pénètre à faible allure sur le parking, recule sur dix mètres et se gare à hauteur des poubelles, situées à l’arrière du magasin. Le moteur se coupe et la portière s’ouvre sur un jeune homme élancé aux cheveux noirs, attachés en queue de cheval. Muni de sacs de courses, il se dirige vers les boites à ordures du magasin. Il les ouvre une par une.
« Génial ! Une préparation de cake à la banane. Ce sera une première pour moi, je n’en ai encore jamais mangé. » Domingo est un étudiant de 25 ans sur la fin de ses études en agronomie. Depuis plusieurs années, il fait partie d’une colocation d’étudiants et de jeunes travailleurs qui se nourrit majoritairement de produits récupérés dans les poubelles des grandes surfaces. Une pratique à rebours du gaspillage alimentaire.
« Ça peut ne pas plaire à tout le monde, car il faut faire du tri, on peut s’en mettre plein les mains et on ne choisit jamais ce qu’on va manger, explique le jeune homme. Mais pour moi, c’est logique. Avant ma première année de bachelier, j’étais déjà sensibilisé au gaspillage alimentaire. Je savais, via des réseaux, que beaucoup de bouffe était jetée. Quand mon coloc de l’époque m’a invité à ma première sortie récup et m’a mis les mains dans les poubelles, ça m’a alors paru être une évidence et j’ai continué. »
Ce reportage est au sommaire du numéro 15 de Tchak (automne 2023). Vous allez pouvoir le lire en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de soutenir Tchak et son projet éditorial.
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Une pêche fructueuse
Au bout d’une quinzaine de minutes, c’est une certitude : la pêche de ce dimanche sera plus que fructueuse. Sans trop se baisser, le jeune homme a déjà pu mettre de côté du pain, des poivrons, des tomates, des oignons, des oranges et plusieurs plantes de basilic. Ironie du sort pour ce citoyen soucieux de son empreinte carbone : le plastique qui enrobe la plupart des aliments lui rend ici un fier service. « C’est triste à dire, mais le suremballage est un avantage pour la récup. Vu que tout est emballé dans des sachets individuels, tu es sûr que la plupart des produits que tu prends sont super propres et que tu peux les manger. »
La météo influe aussi sur la quantité de produits qu’il est capable de récupérer. L’idéal est de venir faire les poubelles quand il ne fait pas trop chaud. « En été, il faut faire attention car ce n’est pas exclu de tomber sur des asticots. Par contre en hiver, c’est le top parce que ça sent moins mauvais et la nourriture tourne moins vite. Les poubelles font office de bons frigos », sourit le jeune homme.
Mais durant ces mois plus froids, les journées sont tout de même plus courtes et le soleil se couche plus tôt. Il faut donc être prévoyant et s’équiper en conséquence pour partir explorer les boites à ordures. « Il vaut mieux y aller avec une bonne lampe frontale, précise Domingo. Ça me rappelle d’ailleurs ma première virée, où il faisait vraiment tout noir et où je ne savais pas si je pouvais être là ou pas. Mais j’ai vite oublié le stress et la peur, car j’étais halluciné de voir qu’on remplissait des sacs et des sacs de nourriture et que ça ne s’arrêtait pas. »
Faire le rat, mais le rat propre
« Jim et Jules, venez voir. Je crois qu’on a trouvé l’apéritif ! » La main gauche accrochée au rebord de la poubelle, les jambes en l’air et la tête enfoncée dans la benne, Raf brandit fièrement dans sa main droite un plateau d’antipasti composé d’olives, de fromages et de salami. La mosaïque de produits italiens est encore fraiche, bien conservée dans sa barquette en plastique. « Génial ! », lui répond Jim en déversant une douzaine de pommes dans un sac.
24 heures à peine après la virée orchestrée par Domingo, les poubelles du supermarché sont à nouveau pleines à craquer. Tout bénéfice pour Raf, Jim et Jules, trois amis également étudiants en agronomie. En ce lundi soir, ils profitent à leur tour de la marée haute alimentaire pour dévaliser les lieux. « Ce serait dommage de cracher dessus, alors que toute cette bouffe est gratuite et encore tout à fait mangeable. »
Si Jim et Raf vivent sous le même toit depuis cette année, Jules habite dans une autre colocation située de l’autre côté de la rue. Par camaraderie, mais également pour mutualiser les efforts et le déplacement, les deux kots s’arrangent régulièrement pour faire les poubelles ensemble. « Être à plusieurs, ça nous permet de récupérer de plus grandes quantités de bouffe qu’on repartage ensuite entre les différentes colocations », souligne Raf. « Et vu qu’on trouve souvent un même produit en grande quantité et qu’on sait qu’on ne va pas pouvoir tout finir, le partage entre nous est très utile », complète Jules.
Alors que les trois camarades se relayent à la chaine pour remplir les sacs de courses, une voiture apparait derrière le magasin du supermarché. Sans vraiment s’arrêter, elle ralentit un instant à leur hauteur, avant de reprendre sa route et de disparaitre.
Sa présence n’a que peu perturbé Jim et Jules, qui continuent de s’affairer au fond des poubelles. « Généralement, peu de gens nous voient car on est bien cachés derrière le parking et le gros magasin », explique Jim. « Si on croise des employés ou des gérants en fin de journée, on ne leur parle pas. Ils passent, ils nous voient et ils continuent leur chemin. Les seuls avec qui nous avons un peu d’interaction, ce sont les livreurs des magasins qui nous demandent simplement de nous mettre sur le côté pour qu’ils puissent faire leur créneau », complète Jules.
Qu’en est-il de la police, qui pourrait débarquer à l’improviste et les prendre la main dans le sac ? Ils savent qu’ils risquent d’être poursuivis pour vol. « De notre côté, on ne s’est jamais fait pincer, mais ce n’est pas le cas de tout le monde, précise Raf. On sait que certains ont déjà eu des problèmes parce qu’un voisin planqué à sa fenêtre n’avait rien trouvé de mieux que d’appeler les flics en voyant des gens fouiller dans les poubelles. »
Pour éviter les ennuis et ne pas attirer l’attention, ces adeptes de la récupération alimentaire ont un leitmotiv : ne rien laisser trainer derrière soi. Chaque sac est sorti, vidé et remis dans la poubelle. « Il faut montrer du respect », insiste Raf en refermant les couvercles des boites à ordures. « On fait quelque chose d’illégal. On ne peut pas se permettre de donner une mauvaise image. On est des rats, mais des rats propres qui ne font pas de trous. » Sourire aux lèvres, il quitte les lieux, deux gros sacs de nourriture sous les bras.
Le frigo est à toi, à moi, à nous
Lorsque Domingo rentre du supermarché, ses colocataires sont déjà dehors pour l’accueillir et l’aider à décharger les sacs de la voiture. Une fois dans la cuisine, chacun se trouve une occupation. Alors que Nathan range les courses en séparant les produits secs des produits frais, Maxime et Gauthier se lancent dans la préparation du souper dominical. Au menu : des samoussas industriels en entrée, et deux tartes salées en plat de résistance.
À table, ils savourent le plaisir de terminer la journée en partageant un repas tous ensemble. Une habitude qui est née « dès le moment où on a commencé, chacun à notre tour, à mettre sur la table de la nourriture ramenée des poubelles », se rappelle Maxime. « Quand la nourriture n’a plus d’importance financière, ça amène de la convivialité. La bouffe est là et tu manges », abonde Nathan, en se resservant une part de tarte.« Et quand tu as quatre potes qui viennent, tu ne dois pas payer pour leur part de repas, comme dans la plupart des colocs », ne manque pas d’ajouter Gauthier.
Dans la colocation de Jules, le son de cloche est le même. « C’est un peu comme si tout ce qu’on consommait venait directement du jardin », lance-t-il en rentrant des poubelles, déjà occupé à séparer le butin du lundi entre sa colocation et celle de Jim et Raf. « Chez nous, les poubelles font partie du fonctionnement de la maison. C’est une manière de vivre qu’on doit accepter pour être choisi et intégrer la coloc. »
Une condition d’adhésion stricte, mais que Jules a directement acceptée, car il pratiquait déjà la récupération alimentaire à Paris, une ville où tout coûte cher pour les étudiants. « Ça soulage ceux qui ont peu de moyens. Au total, on dépense à peine 40 euros par mois en nourriture, pour se procurer les trucs essentiels qu’on ne retrouve pas dans les poubelles. Et le must, c’est que ça permet finalement de créer une ambiance où les différences disparaissent. On cuisine ensemble, on mange ensemble et tout appartient à tout le monde. »
« L’expérience des poubelles, c’est aussi une activité qui pousse à la rencontre, ajoute Raf. Le gars qui vient brasser de la bière à la maison par exemple, c’est un copain que j’ai rencontré grâce aux poubelles. Lui venait souvent avec plusieurs kots, ce qui m’a ensuite poussé à rencontrer des amis devenus très proches, et en partie ma copine. »
« Finalement, aux poubelles, ce sont des dates Tinder qu’on devrait commencer à organiser ! », se marre Jules.
Si l’idée de l’étudiant ressemble à une blague lâchée à la fin d’une soirée un peu trop arrosée, elle montre combien les boites à ordures des supermarchés créent du lien et un réseau de solidarité. « Pendant le covid, quand les potes des poubelles étaient tous confinés chez eux, on a veillé à faire un panier en plus et à le leur ramener », se rappelle Raf, à la fois amusé et nostalgique. « Je me suis un peu pris pour le livreur Deliveroo ! »
Sans vouloir forcément avoir cherché à la construire, la formaliser ou l’agrandir, ces étudiants et jeunes travailleurs font donc aujourd’hui partie d’une même communauté de jeunes adultes qui, grâce aux poubelles, prône le partage et le vivre-ensemble tout en ouvrant grand les yeux et la bouche face aux pratiques de gaspillage alimentaire de la grande distribution.
« Ça reste un plan dépanne »
Ne leur donnez pas pour autant le titre de militants engagés contre les dérives consuméristes des grandes surfaces. Ne les associez pas non plus mécaniquement à la pratique du freeganisme (gratuivorisme en français), une forme de militantisme venue des États-Unis qui utilise la récupération alimentaire pour vivre gratuitement et rester en dehors de la société de consommation.
« Au contraire, je considère qu’ici, on dépend encore plus d’un système défaillant qui produit trop et est forcé de jeter », observe Jules. Le geste est symbolique, mais il reste passif face à la mauvaise gestion des invendus par les supermarchés. « On reste bel et bien dans ces schémas de pensées consuméristes. Honnêtement, on est parfois contents et excités de mettre la main sur certaines marques et sur certains produits. »
Jim est plus partagé. S’il émet également des doutes sur l’impact de son geste à plus grande échelle, il considère que la récupération alimentaire est tout de même « une forme de boycott. Le petit geste politique, c’est de se dire que ceux qui font les poubelles ne feront pas leurs courses et ne dépenseront pas d’argent dans les supermarchés. »
Là où les récupérateurs d’invendus alimentaires semblent plus facilement s’aligner, ce sont sur les risques que font peser les poubelles sur leur santé à moyen terme. Qu’ils soient jeunes travailleurs ou étudiants, tous sont conscients de la faible qualité nutritive de la plupart de leurs trouvailles.
« À l’époque, je ne mangeais pas beaucoup de sucre, mais maintenant, avec les crasses qu’on ramène toutes les semaines, j’en consomme quand même pas mal », regrette Maxime. « Ça reste un plan dépanne, qui nous pousse à manger des trucs qu’on n’aurait pas forcément achetés, reconnaît Nathan. On mange beaucoup de trucs industriels ou ultra-transformés. Le jour où on aura des revenus plus élevés, ce sera quand même plus chouette d’acheter de bons produits. »
Au vu de leur situation financière actuelle, ce glanage alimentaire est apprécié. Mais les envies de manger mieux et de couper petit à petit les ponts avec la grande distribution sont bien là. « Quand je vois toute cette nourriture gratuite, ça donne juste envie d’investir son argent dans de la nourriture qui a plus de sens, conclut Jim. Finalement, ça te pousse à vouloir soutenir des coopératives qui font attention aux petits producteurs, à leurs prix et à la manière dont chaque aliment est produit. »
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