Ferme Schalenbourg filles
Cécile et Caroline Schalenbourg © Tchak

Il était une fois des filles qui n’avaient pas froid aux yeux

Il était une fois une cour entre une église et un pont-levis. Il était une fois une famille cultivant l’art de vivre et de travailler ensemble. Il était une fois deux sœurs qui n’avaient pas froid aux yeux… Bienvenue à la Ferme Schalenbourg Filles, à Haneffe.

  • Steve Bottacin | Correspondant | stevebottacin@hotmail.com
  • Photos : Sebastien Nunes, photographe | sebastien@spectrumsolutions.be

Je veux bien vous raconter notre histoire, mais par où commencer ? Et de combien de temps disposez-vous ? Êtes-vous un esprit pressé ou un être vivant à croissante lente, comme les poulets vigoureux que nous élevons ? Pour venir jusqu’ici, avez-vous suivi l’autoroute ou les petites voies de la Hesbaye liégeoise ? Avez-vous regardé la plaine, ses champs à perte de vue, ses prairies, ses clochers et désormais ses éoliennes ? Connaissiez-vous Haneffe (Donceel), ce petit village d’irréductibles fêtards au milieu d’une mer de quatre-façades ? Avant de passer l’écriteau « Ferme Schalenbourg Filles » et d’entrer dans notre cour, avez-vous entendu le carillon de l’église et vu voler les hirondelles ?

« Yeah, it’s alright. We’re doing fine, so fine. »

ACDC – Thunderstruck

C’est là que cette histoire commence et qu’elle continue de s’écrire depuis près de cent ans. Les femmes y jouent un rôle décisif : de la première, venue de Flandre en 1932, Maria, jusqu’à ses arrière-petites-filles Cécile et Caroline, qui conduisent les affaires aujourd’hui. De génération en génération, une même force se transmet, faite d’intelligence pratique et de volonté frondeuse : le goût de savoir, d’expérimenter, de réinventer ses fonctionnements à mesure que le monde change, au risque de rencontrer d’abord le sarcasme et l’incompréhension. 

Moi, la vénérable ferme de Hesbaye, encore très belle malgré mon grand âge (à ce qu’on dit), je me prête de bonne grâce à toutes leurs innovations, d’autant que toutes et tous m’aiment et prennent soin de moi. J’ai beaucoup de chance : je continue à vivre et à faire vivre, quand la plupart de mes semblables sont devenues des résidences cossues et assoupies.

Farines, patates, agneau, poulet 

Entrez ! Passez le vieux porche. Devant vous, le magasin et l’atelier de découpe des viandes. À votre droite, là d’où vient la rythmique entêtante du trieur mécanique, c’est la grange à patates. À côté, une longue salle baignant dans une lumière douce : nous avons accueilli ici des dizaines d’enfants (du temps où j’étais une ferme pédagogique) ; aujourd’hui nous y remisons nos farines fermières : froment, seigle et épeautre. À votre gauche, deux autres ailes dont les tuiles flamboient au soleil : Caroline et sa famille en occupent une partie ; les étages sont le repaire de ses enfants et de ceux de Cécile. Ne le répétez pas, mais on y trouve le plus beau studio d’enregistrement rustique du monde. 

Le reste des deux bâtiments est le domaine des poulets : quatre étables où ils sont répartis au fur et à mesure de leur croissance (de 80 à 120 jours, contre 40 pour un poulet industriel). Derrière se dresse la nouvelle bergerie, conçue par les deux sœurs. Le ciment d’un des murs en garde la trace : « Cécile et Caroline. 2014 ». Un espace de stockage pour nos céréales voisine avec quatre enclos séparés par de larges allées. C’est vaste et lumineux comme une salle de concert. 

Le même opéra délirant s’y joue chaque fois que les bêtes sentent arriver Cécile : 200 brebis et leur progéniture, affamées, réclament à gorge déployée le fourrage-maison. Un gros poste de radio suspendu au mur tente de diffuser de la musique. Cécile vole d’allée en allée, d’enclos en enclos. Peu à peu, la clameur fait place aux claquements des langues et des mâchoires. La révolution des moutons vendéens n’aura pas lieu. Le son de la radio redevient audible, les bêtes sont satisfaites. Il est temps de passer à la tâche suivante.

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« Observer, réfléchir, décider, agir »

Il faudrait vous expliquer de quoi sont faites nos journées, nos semaines, nos années. Mais c’est impossible en peu de mots. Rien qu’au sujet des agneaux, il y aurait tant à dire : comment leur nourriture (luzerne, orge, fétuque, trèfle, pois protéagineux, …) est conçue, produite et élaborée ; comment les brebis sont menées en prairie après sevrage, selon un plan bien établi ; comment Cécile et Caroline se relaient pour surveiller l’agnelage de décembre à mars, toutes les quatre heures et parfois même la nuit ; comment elles trient elles-mêmes la laine après la tonte, isolant les fibres de qualité supérieure, à haute valeur ajoutée. 

J’aimerais vous faire comprendre comment nous devons tout peser, penser, évaluer en permanence, sans relâcher notre attention : des 10 ares du potager familial aux 70 hectares de cultures et prairies (dont deux tiers en fermage) ; de l’usage raisonné du phytosanitaire aux contraintes du non-labour ; du froment panifiable à prix fixe au froment fourrager à prix variable ; de la fermentation de la luzerne aux plantations de haies de mûrier blanc ; de l’approvisionnement du magasin au planning des livraisons ; de la découpe des viandes à la déclaration TVA…

Nous vivons des temps compliqués, où même travailler dur ne suffit plus : il faut aussi sentir le vent, anticiper. Une volte-face politique, un retournement du marché, les effets d’une épidémie ou du réchauffement climatique peuvent balayer un équilibre productif et financier patiemment construit. Tantôt il faut s’arrêter pour réfléchir, tantôt il faut foncer. «Observer, réfléchir, décider, agir » : c’est la devise de Cécile. 

Sous les larmes de Cécile, la volonté rageuse de « reprendre la main sur son brol »

Parfois, des décisions radicales s’imposent. René, le patriarche, en sait quelque chose. En 1993, il revoit l’usage des bâtiments de fond en comble pour diversifier sa production. Les porcs quittent l’aile est, désormais réservée aux pommes de terre ; ils emménagent au premier étage de l’aile ouest ; auge avec vue et confort moderne : ascenseur à cochons, chauffage central, système d’écoulement du lisier dans une fosse enfouie sous la pelouse. Tout cela sans altérer le bâti, en préservant la beauté de ma cour carrée du 18e siècle !

Cécile marche sur les traces de son père en 2012. À l’époque, comme agent de développement rural, elle encadre et accompagne les projets des autres depuis plusieurs années. Quand elle décide de reprendre l’exploitation familiale avec Caroline, elle sait ce qu’elle veut : construire une bergerie, aménager une salle de découpe, agrandir le magasin, développer la vente en circuit court. Pour ce qui est des animaux, il lui faut tout apprendre ou réapprendre : faire une piqûre, tenir un mouton dans ses bras… Elle accouche ses premières brebis cette année-là, alors même que sévit un virus qui s’attaque à leurs embryons !

Certaines décisions sont difficiles à prendre. Comme celle d’abandonner la production de betteraves sucrières, longtemps au centre de nos activités. C’était cela ou bien vendre son âme aux multinationales, mais quel déchirement ! Novembre 2018… La dernière avaleuse… Le dernier chargement dans la nuit… Le dernier camion qui s’en va… L’obscurité, le silence et la solitude au milieu des champs… Le deuil de quelque chose qui ne reviendra plus… Et sous les larmes de Cécile, la volonté rageuse de « reprendre la main sur son brol » !

« Comment tu vas faire, toi ? »

La détermination de Cécile… Je pourrais vous en parler pendant des heures. Elle est de ces personnes qui se donnent sans compter quand elles croient à leur idée. Elle a en elle l’énergie de ce groupe de hard-rock dont j’oublie toujours le nom. Si quelqu’un peut faire pousser du blé dur en Wallonie comme en Sicile, c’est elle ! En 2019, personne n’y croit, mais elle réclame un essai sur nos terres, l’obtient, fait pousser avec succès quatre variétés différentes. De quoi rebattre les cartes de la production régionale…

D’où lui vient cette force ? De l’enfance, sans doute. Les quatre Filles Schalenbourg ont très tôt été associées aux travaux et aux décisions. « Nous avons été élevées comme des gamins », dit Caroline. Pas drôle, alors, d’être à l’ouvrage les mois d’été, quand les copains flânent à vélo. Pas simple d’être imprégnées des odeurs de la ferme quand les copines se parfument pour flirter le long de l’Yerne. Pas gai d’entendre son père faire l’objet des plaisanteries des autres agriculteurs : « Comment tu vas faire, toi, avec tes quatre filles ? »

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles ont su y faire, les Filles Schalenbourg. Pas seules, bien sûr… « Ici, c’est un travail d’équipe », aiment-elles rappeler avant de faire les présentations : voici une deuxième Caroline, ex-éducatrice, employée et amie de longue date ; Jennifer, ouvrière agricole, ex-stagiaire devenue indispensable ; Yves, boucher indépendant évadé du Colruyt… Voici René, bien sûr, sa femme Monique et sa sœur Anne, tous les trois très actifs. Et puis voici Kuzco, l’apprenti chien de troupeau, et Tyna, le petit ratier blanc.

+ Ce portrait a été publié dans le 6° numéro de Tchak 

« Travailler à plusieurs »

Maintenant que vous savez tout cela, poussez la porte de notre magasin. C’est le petit royaume de Caroline : une espace cosy aux étals impeccables, récemment agrandi. Pas une bio-boutique de luxe, mais un lieu convivial généreusement achalandé : farines, patates, agneau, poulet, bien sûr, mais aussi fromages, charcuteries et viandes à la découpe, légumes de saison, crémerie et petite épicerie. Les filles ont élargi l’assortiment grâce à tout un réseau de petits producteurs, dont beaucoup sont des amis. Savoir travailler à plusieurs : tout est là !

C’est ainsi que, chaque jour, une histoire riche et ininterrompue depuis quatre générations se poursuit et se renouvelle. Le secret ? Je vous donne un indice… À gauche du magasin, une rampe empierrée monte vers l’église. L’arche d’un vieux pont-levis jeté sur d’anciennes douves ouvre sur une deuxième cour. C’est là que Maria a posé ses bagages en 1932. 

Au centre de la cour, un noyer, planté là par le père de René le jour de sa naissance… C’est le centre de notre petit monde. C’est là que nous nous retrouvons toujours. C’est là que bat mon cœur de vieille paysanne.

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