C’est l’histoire d’une artisane audacieuse, parfois frondeuse, amie et protectrice des authentiques savoir-faire. Certains l’ont connue en campagne contre les excès de zèle de l’AFSCA, d’autres ont passé mille fois la porte de sa fromagerie, d’autres encore ont appris leur métier d’affineur en suivant ses cours. Passeuse de savoirs et de saveurs, dénicheuse de perles (fromagères), elle défie joyeusement l’ordre de l’industrie alimentaire, sans en faire tout un plat. Son nom ? Pour elle, l’important n’est pas là.
Steve Bottacin, correspondant
Pour lui rendre visite, il faut s’éloigner de la ville de Liège, quitter l’autoroute et se laisser surprendre par la beauté tranquille du Pays de Herve. Au creux d’un village blotti dans un vallon, on s’arrête devant une façade avenante, garnie de pensées, de cosmos et de pétunias. Passée la porte, un escalier de chêne mène aux étages. Sur le premier palier, deux anciens cercles à fromage, en bois ; sur le suivant, trois malles à thé remplies de trésors : on en extraira tout à l’heure une galette de thé blanc manufacturé en 2013.
La pièce centrale est lumineuse, face à l’église. À l’arrière, les fenêtres ouvrent sur les ondulations du « grand paysage » filmé par Jean-Jacques Andrien. La personne qui nous reçoit vit ici depuis de nombreuses années et habite les lieux avec douceur et discrétion. Elle qui aurait tant à raconter ne cherche pas à impressionner le voisinage. Elle semble même surprise qu’on s’intéresse à elle. « Ne vaudrait-il pas mieux interviewer quelqu’un d’autre ? »
Il suffit de peu de temps en sa compagnie pour se convaincre du contraire. La conversation file bon train, entre un gruyère d’alpage de 18 mois et un thé Oolong aux saveurs florales. La pièce s’emplit bientôt d’anecdotes et d’idées qu’elle partage gaiement, d’une voix fluide et claire. Visiblement, elle cultive le goût d’une forme d’authenticité, qu’il s’agisse d’alimentation ou de relations humaines.
Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ?
Charles de Gaulle
Fabienne Effertz
L’aventure, c’est l’aventure
L’authenticité, ça se mérite. Surtout lorsqu’on est animé, comme elle, par un feu intérieur facétieux. Il faut l’imaginer, à dix-huit ans, rejoindre un mouvement communiste pour avoir le droit de voyager en Russie, sur les traces de Tolstoï et Dostoïevski. Il faut la voir ensuite, jeune assistante sociale proche d’ATD Quart-Monde, débuter sa carrière dans des quartiers de Liège réputés difficiles. Elle n’a (déjà) pas froid aux yeux. On croit alors son chemin tout tracé, mais le plus improbable reste à venir.
Au hasard d’un séjour en Gruyère (Suisse), une opportunité rare se présente : un poste de gardien d’alpage. Son mari est enthousiaste, elle le suit ! Les premiers temps, elle le rejoindra par intermittence, tout en poursuivant sa carrière d’assistante sociale… Des barres d’immeubles aux neiges éternelles, aller-retour, jusqu’à ce que la montagne devienne leur lieu de vie. Rien de prémédité dans ce parcours : juste une disponibilité instinctive pour l’aventure qui se présente.
Bientôt, la famille s’agrandit. La jeune maman veille sur ses enfants, sur le chalet, sur le potager et le creux du feu. Elle accueille les visiteurs, aide à réparer les clôtures. Surtout, elle s’initie à la fabrication des fromages de chèvre, fascinée par les transformations du lait, cette matière noble. C’est une parenthèse miraculeuse, malgré de rudes épreuves. Elle apprend. Dans le giron de la montagne, quelque chose mûrit en elle, d’où va naître une passion.
La voie lactée
Cette passion la relie au mystère des métamorphoses du vivant. Elle-même se sent changer :elle n’est plus faite de la même pâte qu’auparavant. Cette mue lui en rappelle une autre : celle du lait en caillé puis en fromage au gré d’un art subtil. Une même patience est à l’œuvre dans ces deux transformations. Le caillage, le coupage, l’égouttage ne sont pas seulement des opérations techniques : il y faut une manière de sentir, d’accompagner, de devenir. Son regard sur son propre savoir-faire s’aiguise. Un nouveau monde s’ouvre à elle.
Elle se découvre fromagère comme on rencontre une vocation : avec surprise et certitude. Les enfants ayant grandi, c’est une artisane habitée par son nouveau métier qui revient en région liégeoise et, avec son mari, ouvre une crèmerie-fromagerie aux portes du Pays de Herve. Nous sommes en 1989. Spécialisée dans les fromages au lait cru, La Fromagée devient vite une adresse de référence. La science et l’exigence acquises dans les alpages profitent au magasin et font le bonheur de sa clientèle.
Au début des années 2000, la voici seule à la barre de l’entreprise. Le succès de La Fromagéene fait que croître. Son ambition s’affirme : offrir le meilleur, faire connaître des producteurs triés sur le volet, découvrir des « perles fromagères » puis les mettre en valeur lors d’événements de prestige. La voici également formatrice dans la section Fromagers-Affineurs-Chefs d’Entreprise de l’IFAPME. « Chercher, trouver, transmettre » pourrait être sa devise.
« Comme une sauvage »
Son énergie semble alors sans limite. À nouveau, les allers-retours se multiplient : à Paris, où le pape des fromages au lait cru la prend sous son aile ; à Séville, où se fabrique un chèvre unique ; dans les Apennins, sur les traces d’une ricotta de rêve ; en Suède, en Écosse, partout où une rareté l’appelle. Elle ne visite parfois qu’un seul producteur, mais la rencontre vaut le voyage. De « perles » en « perles », elle mène sa route d’exploratrice solitaire et se fait un nom.
Un jour, à force de contourner les circuits de production et de distribution ordinaires, elle découvre l’existence d’un véritable monde parallèle : le mouvement Slow Food International. Ce réseau planétaire, animé par une exigence et une passion semblables aux siennes, est pour elle une révélation. Convaincue, mordue, elle devient une figure du mouvement et (entre deux clients, deux heures de cours ou deux voyages) fonde le Convivium Slow Food de Liège.
« J’ai vécu comme une sauvage », dit-elle en se rappelant cette époque, où elle rentre souvent très tard, trop fatiguée pour rallumer son poêle à bois. Pleines à ras bord, les journées se succèdent. Les sollicitations se multiplient. Les rencontres la conduisent vers de nouvelles prises de conscience, qu’elle traduit dans de nouveaux engagements. Au comptoir de La Fromagée, elle « travaille » sa clientèle, réveillant les papilles et les consciences.
La Bataille du Lait Cru
Nous sommes en 2010 et un enjeu la préoccupe singulièrement : le sort des fromages au lait cru de sa région. À cette époque, la production du Herve est (presque) exclusivement aux mains d’un seul acteur recourant au lait pasteurisé. Mal informé, le grand public s’en accommode et passe à côté des « perles » que constituent les fromages de Herve au lait cru. De surcroît, l’AFSCA mène la vie dure aux rares irréductibles qui les fabriquent encore : leur disparition semble programmée.
Instinctivement, elle se met à écrire, puisant à la source de sa propre expérience, interrogeant longuement d’anciens fromagers et fromagères de la région, exhumant un savoir-faire promis à l’oubli. Il en naît un livre précurseur qui obtient une reconnaissance internationale. Ce succès vient à point pour soutenir le dernier producteur de Herve au lait cru fermier, bientôt mis sous pression par l’AFSCA : en 2015, l’« Affaire Munnix » fait les gros titres.
Dans cette bataille, qui en annonce d’autres, elle est en première ligne. Avec quelques dissidents déterminés, elle conçoit un comité citoyen de vigilance, s’invitant chez le producteur à chaque visite de l’autorité de contrôle. Dans la foulée, anticipant les luttes à venir, elle œuvre au rapprochement des producteurs de fromages au lait cru au niveau national : il en naîtra un Groupement d’Intérêt Économique.
De perles en perles
Occuper le devant de la scène n’est pourtant pas ce qu’elle préfère. Ambition et détermination riment aussi avec discrétion. Toujours informée de ce qui se fait de mieux en matière de production fromagère, toujours disponible pour un conseil ou un appui, elle ne s’enferme pas dans une posture militante et se méfie des polémiques. Ni figure d’autorité ni donneuse de leçon, elle a choisi sa voie : s’en inspire qui veut.
Aujourd’hui, la soixantaine atteinte, elle a cessé d’enseigner, pas de transmettre. Son instinct, sa curiosité naturelle et son goût des rencontres l’ont menée vers un autre gisement de perles :celui des petits producteurs de thé. Des années de recherches lui ont ouvert les portes d’un nouveau réseau et les clés d’une nouvelle science : celle qui préside aux accords entre fromages (au lait cru) et thés d’exception.
Un livre a suivi, comme une invitation de plus à se nourrir en conscience, à cheminer loin des itinéraires balisés par l’agro-industrie. Est-ce la fin du voyage ? Évidemment non. L’histoire continue et réserve parfois de bonnes surprises… En août 2021, la production de fromage de Herve au lait cru fermier a redémarré : le flambeau qu’on croyait éteint s’est transmis. Il a suffi, peut-être, que quelqu’un souffle sur les braises.
Sans doute n’est-elle pas étrangère à cette renaissance, mais elle n’en dira rien. Même si elle aime la lumière, quelque chose en elle se méfie de la surexposition : peut-être une leçon apprise dans les alpages, il y a longtemps ? C’est pour cette raison que son nom n’a pas encore été cité et qu’il n’apparaît qu’au dernier moment, le temps de prendre congé d’elle avec reconnaissance : « Merci pour tout ce que vous faites, Fabienne Effertz ! »
Fabienne Effertz, Fabienne Effertz, Fabienne Effertz,Fabienne Effertz, Fabienne Effertz, Fabienne Effertz