Petits magasins

Villages et quartiers : la grande aventure des « petits magasins »

Les « petits magasins » de village ou de quartier sont plus que des commerces locaux : ce sont des lieux de vie et d’intelligence collective, au cœur d’écosystèmes socio-économiques à réinventer.

Steve Bottacin, correspondant

Le magasin tenu par Bernadette à Saint-Gérard est le cinquième de la coopérative Paysans-Artisans. Avec celui de Lustin, il traduit la volonté de la coopérative de recréer des points de vente physiques au cœur des villages du Namurois. À côté de 18 « points de R’Aliment » pour les achats en ligne, après trois premiers commerces de quartier en milieu urbain (Namur, Jambes, Salzinnes), ces deux premiers « magasins de village », ouverts en 2020, relèvent un nouveau défi. Mais pourquoi s’aventurer ainsi dans les campagnes ?

+ Cet article a été publié dans le 4° numéro de Tchak (hiver 20-21). Il est mis en ligne dans le cadre de notre série sur les portraits extraordinaires, publiée sur notre site et les réseaux (décembre 2023).

Tisser un maillage

« Pour moi, tous les villages devraient avoir leur magasin ! », répond Thérèse-Marie Bouchat, co-directrice de Paysans-Artisans. « C’est un lieu d’attraction, de convivialité, qui fait vivre le village. Nous voulons que nos magasins génèrent des rencontres, des découvertes, des discussions. Tout le contraire des “non lieux” sans identité qu’on trouve au bord des voies rapides. »

L’ambition n’est donc pas seulement de vendre, mais aussi de relier. Dans quel but ? « Notre envie profonde, c’est changer de modèle de production, de distribution et de consommation. Pour cela, nous tissons un maillage avec des producteurs, leurs magasins à la ferme, et des consommateurs. S’implanter dans des endroits choisis permet de consolider ce maillage. Ce que nous voulons, c’est contribuer à l’animation du territoire, avec un autre modèle économique. »

Comment un simple magasin peut-il concrètement servir cette stratégie ? « Disposer d’un lieu physique permet de discuter avec les clients, d’expliquer ce qu’on essaie de faire. Cela permet aussi de rayonner : par exemple en organisant une visite qui démarre du magasin pour rencontrer des producteurs du coin… Avec des habitants ou avec une école… À partir du magasin, on peut mieux faire comprendre la paysannerie ou l’artisanat, discuter des enjeux de l’agriculture et de l’alimentation, etc. »

Se rencontrer, essaimer

Voir dans son commerce un lieu d’échange et non un simple espace de consommation, c’est aussi le credo de Marc De Tender, co-gérant du magasin de la coopérative Unis Verts Paysans à Malmedy. Inauguré en septembre 2017, le lieu n’est pas seulement un point de vente idéal pour les producteurs de la région ayant constitué ou rejoint la coopérative. « L’enjeu, c’est vraiment de faire se rencontrer des producteurs et des consommateurs. Si on amène des gens qui ont des points de vue différents à discuter ensemble, on comprend mieux certaines choses… »

C’est précisément ce qu’ont réussi les 34 coopérateurs (producteurs ou simples citoyens) ayant fondé Unis Verts Paysans à l’été 2017. Auparavant, certains producteurs avaient opté pour l’ouverture de magasins à la ferme autour de Malmedy. L’idée d’ouvrir un commerce au centre de la petite ville est née de l’observation d’autres initiatives à succès (Paysans-ArtisansAgricovertLes Petits Producteurs). Elle a finalement emporté l’adhésion. 

Jeune et dynamique, le staff du magasin (3 salariés, 2 étudiantes) prend à cœur sa mission d’ambassadeur. Ici aussi, l’organisation de visites-découvertes chez les producteurs de la coopérative est une piste privilégiée. Des apéros, des ateliers ou des débats sont également proposés. Et puis la visibilité de l’établissement ne manque pas de donner des idées à des concurrents possibles… Marc De Tender ne s’en inquiète pas ; il se réjouit plutôt de voir l’« essaimage » de la coopérative porter ses fruits. 

Socialiser et inclure

Il suffit parfois d’un « petit magasin » pour changer le visage d’un territoire. En Province du Luxembourg, où un commerce de proximité fait épargner de coûteux kilomètres, L’Épicentre (Meix-devant-Virton) est un cas d’école. Promise à la fermeture en 2007, cette épicerie généraliste doit sa résurrection aux apports financiers d’acteurs associatifs et d’habitants, soutenus par l’autorité communale. La création d’une ASBL (Solidairement), d’une coopérative (Débrouillardise Villageoise) puis d’outils de logistique mutualisés (via le Réseau solidairement) ont permis de sauver le magasin et de multiplier la part des produits locaux dans son assortiment. 

Une réussite ! L’ancienne tenancière, pensionnée, est restée comme bénévole avec d’autres « mamies » qui échappent ainsi à l’isolement ; le magasin s’agrémente d’un jardin partagé, d’une « grainothèque »… Unesocialisation intergénérationnelle opère, qui se veut aussi inclusive. D’une part, L’Épicentre maintient des prix bas et s’accorde une faible marge. D’autre part, on y trouve encore des conserves industrielles, du tabac ou du Coca-Cola. Hérésie ? 

« L’intérêt d’avoir des produits “mixtes”, c’est qu’on attire une clientèle qui, autrement, ne serait pas confrontée aux produits locaux », souligne Pascal Van Bever, cheville ouvrière de l’ASBL et du Réseau Solidairement. « Certains clients n’achètent que des produits locaux et/ou bio, d’autres viennent juste pour leur paquet de cigarettes et leurs chopes, d’autres choisissent un peu des deux… On ne fait pas de prosélytisme, c’est naturellement que ça vient. »

Ainsi, le magasin brasse plusieurs clientèles qui, autrement, ne se croiseraient pas… Ce qui pourrait passer pour une compromission (tolérer certains produits industriels) se révèle être un facteur de mixité sociale et économique. Dans d’autres villages de la Province, où le revenu moyen est plus élevé, une autre tendance prévaut : faire disparaître les produits industriels, au risque de faire disparaître aussi certains publics. « Les magasins comme celui de Meix, il n’y en a plus beaucoup », constate Pascal Van Bever.

Réinventer les « petits magasins » est donc un chantier exaltant mais qui suppose des choix. Un « petit magasin » n’est pas l’autre. Chacun est porteur d’une histoire singulière qui façonne son identité, celle des personnes qui y travaillent, celle des clients qui le fréquentent. La grande aventure des « petits magasins » est plurielle. Elle ne fait que (re)commencer…