À Saint-Gérard, Bernadette Dhaene « tient » le magasin Paysans-Artisans. Sur les étals, rien que du local et du circuit court, évidemment. En toile de fond, un autre personnage. Fin observateur, il va vous parler d’elle, de ce petit commerce et de ce qu’il lui doit. Surprise et états d’âme.
Steve Bottacin, correspondant
Cela fait plus de vingt ans que j’ai rencontré Bernadette Dhaene. J’aimerais vous parler d’elle et de ce que je lui dois. Si je ne le fais pas, ce n’est pas elle qui parlera la première. Elle n’aime pas faire des phrases. Elle aurait pourtant bien des choses à raconter. Mais ce qu’elle aime, c’est tenir son magasin : accueillir, renseigner, servir, réassortir, ranger, nettoyer, minutieusement.
Depuis que je la connais, c’est ce qu’elle a toujours fait, au fil des jours et des saisons. On pousse la porte de sa boutique et on sait qu’elle sera là, disponible, à l’écoute, sans chichi. C’est ainsi depuis près de vingt-cinq ans. Et c’est ce qui fait d’elle une personne importante à mes yeux. Sans elle, je ne serais pas ce que je suis.
On m’appelle Saint-Gérard. Je suis un village de l’Entre-Sambre-et-Meuse, rattaché à la commune de Mettet, en Province de Namur. On aperçoit mon clocher pointu sur une crête, entre Floreffe et Maredsous. Longtemps, j’ai été un lieu renommé grâce à mon abbaye bénédictine. Mais c’était dans une autre vie. Plus récemment, j’ai connu des joies plus simples. Les habitants de soixante ans s’en souviennent : on comptait ici, il n’y a pas si longtemps, des bistrots bondés après les messes et les mariages. Tout cela a disparu, balayé par le culte de la circulation (des capitaux, des marchandises, des hommes). Depuis lors, des milliers de véhicules me traversent sans me voir. J’aurais pu mourir, devenir un village-fantôme entre deux villes ou deux zonings. Mais il y a eu Bernadette…
Arrêtez-vous place de Brogne
Si vous voulez la voir et faire sa connaissance aujourd’hui, il faut vous arrêter place de Brogne. C’est une esplanade triangulaire qui pique en pente douce vers l’Église. Plusieurs itinéraires de randonnées et quelques lignes de bus s’y croisent. A côté d’une boulangerie, une vitrine flambant neuve attire le regard. Le 29 juillet 2020, la Coopérative Paysans-Artisans a inauguré là son cinquième magasin, redonnant vie à l’ancienne boucherie du village. Les murs ont gardé leur carrelage typique mais la vieille chambre froide a disparu, cédant la place à la caisse et au service à la découpe. C’est là qu’officie Bernadette : derrière le comptoir, au centre du magasin, campée sur ses deux jambes (elle n’a pas de chaise), discrète maîtresse des lieux.
L’espace n’est pas grand mais il faut un peu de temps pour en faire le tour. Honneur aux fruits et aux légumes qui longent la vitrine et le mur de gauche, dans une bonne cinquantaine de cageots débordant de couleurs : pommes, poires, raisins, mangues ou figues de barbarie ; carottes, navets, butternuts, feuilles-de-chênes luxuriantes… Plus loin le vrac, puis les vins, les bières spéciales, les jus. Au fond, savons artisanaux, produits d’hygiène et d’entretien. Viennent ensuite cinq frigos bien garnis (viandes, charcuteries, fromages, yaourts, plats préparés). Une étagère de boulanger. Fromages et charcuterie à la découpe. En revenant vers la caisse, les féculents puis le rayon « douceurs » : miel et chocolat. Les photos des producteurs garnissent un mur : Bernadette en connaît plusieurs, qui sont de la région.
À tout moment, si l’on veut, on peut lever les yeux des étagères et des rayons, et les laisser errer au-delà de la vitrine, vers l’église, les arbres et la campagne derrière. C’est un petit voyage en soi… D’autant qu’avec l’image, il y a le son… La voix douce et assurée de Bernadette. Son « Bonjour », son « Au revoir, merci ! ». Pendant qu’on chine, un petit poste de radio juché en haut d’une étagère comble gentiment le silence… Les bons jours, c’est Radio Chevauchoir (105.5FM), qui émet depuis Lesves, à quelques kilomètres. Avec un peu de chance, on peut attraper au vol un air d’accordéon. Depuis que je connais Bernadette, la radio l’accompagne, comme une présence amicale. Quand on travaille avec sérieux, c’est bon d’avoir auprès de soi un poste qui cause, qu’on peut écouter d’une oreille sans avoir à répondre. Et une bonne mélodie de temps en temps, ça rend la vie plus légère.
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Une sacrée dose d’audace
Car tout n’a pas été facile. Il a fallu à Bernadette une sacrée dose d’audace pour s’installer à Saint-Gérard, il y a 23 ans, dans son premier commerce. A l’époque, elle a la quarantaine bien sonnée et sort d’une rupture. Loin de se laisser démonter, elle garde les pieds sur terre, écoute la petite voix de ses envies. Un soir, sa sœur lui dit qu’elle va quitter le magasin qu’elle tient au centre du village : un petit Louis Delhaize, promis à disparaître si personne ne reprend le flambeau. Bernadette n’hésite pas longtemps. Elle n’a aucune expérience commerciale, mais elle a de la ressource. Avec son nouveau compagnon, elle réunit des fonds et accomplit les démarches nécessaires pour succéder à sa sœur. Elle se lance… et ça marche !
Je revois Bernadette dans ce premier décor : un rez-de-chaussée en L, au bord de la Nationale, à la fois superette, crèmerie, sandwicherie, dépôt de pain, relais de nettoyage-à-sec, quincaillerie, tabac, fleuriste… Pendant les pauses, Bernadette lave ou repasse son propre linge à l’étage, dans un petit coin privé bien utile. Elle ne compte pas ses heures et rentre souvent tard, retrouvant son compagnon après une demi-heure de route. Lui-même vient l’aider le week-end. Ensemble, ils tiennent bon. Bernadette aime ça et elle sait y faire. C’est en partie grâce à elle que je reste alors un village vivant.
En janvier 2020, patatras ! Le bail du magasin n’est pas reconduit : la propriétaire veut vendre. Après 22 ans d’aventure, Bernadette voit son activité s’interrompre d’un coup. Une catastrophe pour elle… et aussi pour moi, vieux village de Saint-Gérard. Je me dis que cette fois, je suis fini… Que les hypermarchés et les zonings ont gagné la partie… Que je vais devenir un village-dortoir… C’est alors que la coopérative Paysans-Artisans entre dans la danse : « Si le Delhaize disparaît, pourquoi ne pas réinventer un autre magasin de village à Saint-Gérard ? Dis donc, Bernadette, ça te dirait ? »
Marché conclu ! A près de 63 ans, Bernadette repart à l’aventure. Durant des mois, elle se forme au sein de la coopérative, rencontre les producteurs, découvre les nouvelles caisses à écran tactile, apprend à passer les commandes en ligne… Elle se résout même à surveiller ses mails depuis chez elle (même si ce n’est pas ce qu’elle préfère). Avant l’ouverture de « sa » nouvelle boutique, elle participe à la remise à neuf du lieu, suggère quelques aménagements des rayons et de l’espace.
La voici « coordinatrice de magasin », dans un rôle de salariée qu’elle découvre, elle qui pendant deux décennies a mené sa boutique à sa guise. Un collègue la rejoint : Marcello, travailleur en insertion, sans expérience dans la vente alimentaire. Le tandem, improbable, gère avec brio l’ouverture officielle du magasin : un vrai succès de foule. Depuis, ils s’apprivoisent. Parfois, Bernadette crie un petit coup ; parfois, je les entends rire.
Une promesse de rendez-vous
J’observe tout cela avec reconnaissance et amusement. La vie est revenue. Parmi les clients, il y a les fidèles comme Maguy, habituée de l’ancien Delhaize. Il y a les nouveaux, séduits par une gamme répondant à leur philosophie de consommation. Il y a les pressés, venus compléter leurs achats en ligne. Et puis, c’est vrai, il y a les clients que Bernadette ne voit plus, décontenancés par le nouvel assortiment ou par le prix plus élevé de certains produits (exit les cigarettes et les bières low-cost).
Bernadette relativise, reste lucide et patiente. Même la crise sanitaire ne semble pas l’ébranler. Elle salue la chance qu’elle a de pouvoir encore ouvrir « son » magasin. Chaque jour, consciencieusement, elle fait ce qu’elle a à faire, et parfois bien plus. Son geste est précis, sa main est sûre, elle a l’œil pour jauger 5 kilos de patates comme pour couper finement le lard fumé.
Quant à moi, vieux village de Saint-Gérard, je ne me lasse pas de la voir rester près de moi après toutes ces années. J’ai cru la perdre et je m’émerveille qu’elle soit à nouveau là, dans ses rayons ou derrière son comptoir, le regard tourné vers la place. Je sais qu’elle réfléchit à ce qu’on pourrait faire pour améliorer sa boutique : un petit îlot central ici, un présentoir là-bas… En écoutant la radio…
Chaque soir, elle s’en retourne vers son compagnon, qui prépare le souper et avec qui elle aime marcher quand elle a un peu de temps, entre les exigences du magasin et celle de son ménage. Moi, je la regarde s’en aller en sachant qu’elle va revenir. Mon cœur de vieux village s’emballe un peu. Vue de l’église, dans le crépuscule, la vitrine du petit magasin de la Place de Brogne éclaire doucement l’un des côtés de l’esplanade, comme une promesse de rendez-vous.
+ Ce portrait a été publié dans le numéro 4 de Tchak. Depuis, Bernadette a pris sa pension. Le magasin, lui, existe toujours.