Malbouffe
La malbouffe génère d'énormes coûts cachés pour la société © Adobe Stock

Malbouffe : des profits pour les uns, des coûts cachés pour tout le monde 

L’alimentation low-cost nous coûte en réalité très cher, en tant que société. Le modèle industriel génère des dommages sur notre santé et notre environnement. Et c’est toute la collectivité qui doit payer pour soigner les gens rendus malades et réparer les écosystèmes meurtris. Pendant ce temps-là, les entreprises responsables de ces dégâts s’en lavent les mains. 

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Sang-Sang Wu, journaliste

  • Frites surgelées (2,49 € pour 2,5 kgs) 
  • Boulettes hachées de porc (2,85 € pour 8 pièces) 
  • Sauce tomate-basilic (1,16 € le bocal) 

À regarder cette mini liste de courses, on se dit que 6,50 € pour un « boulettes sauce tomate frites » pour quatre adultes, c’est très bon marché. Pourtant, derrière ce ticket de caisse allégé se cache une réalité bien moins alléchante. Si on vous disait qu’en fait, l’addition était au moins deux fois plus salée, pour la collectivité ?

Quand nous faisons nos courses, assez logiquement, nous payons uniquement pour ce qui se trouve dans notre caddie. Mais ce qu’on tente de nous faire oublier, c’est que nos achats alimentaires comportent toute une partie que nous ne payons pas directement à la caisse. Non inclus dans le prix de la nourriture, les coûts externalisés ou « coûts cachés » sont les dépenses auxquelles toute la société doit consentir pour rétablir la santé des écosystèmes dégradés par une agriculture polluante, ou encore pour traiter les maladies dues à une mauvaise alimentation. Ces coûts peuvent également être indirects. Ainsi, de l’argent est dépensé non seulement pour soigner les patients, mais aussi pour les rémunérer les jours où ils sont éventuellement en incapacité de travail.

« Avec le système agro-alimentaire hyperindustrialisé, on a des calories très peu chères, accessibles aux ménages précarisés, mais aux impacts et aux coûts cachés énormes en termes sanitaires et environnementaux. En fait, ces produits bon marché à court terme sont très coûteux à long terme », prévient Anthony Fardet, ingénieur agro-alimentaire et docteur en nutrition humaine à l’INRAE, en France. 

Un des exemples les plus parlants est celui de l’usine qui pollue la rivière se trouvant à proximité, via le rejet de ses déchets. Si elle ne paie pas pour rendre l’eau potable, ce sont les autorités locales – et donc l’ensemble de la société – qui doivent s’en charger. Par conséquent, l’usine occasionne des dommages que tout le monde doit réparer à sa place, tout en faisant des bénéfices. 

Étant donné que ces coûts ne sont pas valorisés par le marché, personne – ni celui qui en est à l’origine ni le consommateur – ne les paie de manière directe. Il s’agit d’un énorme fardeau que l’on assume aujourd’hui via les impôts et le système des soins de santé, mais que l’on fait aussi et surtout peser sur les générations suivantes.

+++ Ce décryptage est au sommaire du numéro 15 de Tchak

Quatre types d’impacts 

Concrètement, de quels impacts parle-t-on ? Selon Jean-Louis Rastoin, professeur honoraire d’économie et gestion d’entreprise à l’Institut Agro Montpellier et membre de l’Académie d’Agriculture de France, on peut distinguer quatre catégories : 

1) La santé humaine (maladies chroniques : obésité, d’ordre cardio-vasculaire, diabète de type 2, cancers, carences ; maladies infectieuses ; pollutions par les pesticides, les engrais minéraux, les antibiotiques) ;

2) L’environnement (dégradation des sols et des eaux, changement climatique, perte de biodiversité) ;

3) L’économie (importations, budget de l’État [subventions, R&D, formation, gestion administrative et contrôle], évasion fiscale) ;

4) Le social (conditions de travail et législation sociale, destruction d’emplois et pertes de journées de travail, inégalités et précarité).

Chiffrer les coûts induits par ces impacts négatifs de nos systèmes alimentaires n’est pas une démarche très ancienne. « Il n’existe à ce jour que quatre études sur les coûts cachés dans les systèmes alimentaires, assure Jean-Louis Rastoin. La première, portant sur le Royaume-Uni, a été publiée en 2017 par une ONG, le Sustainable Food Trust, la seconde concerne la Suisse (2019), la troisième les États-Unis (2021) et la quatrième est une synthèse mondiale (2021) qui ne fournit pas de données par pays. On peut donc relever aujourd’hui un énorme déficit de recherches dans ce domaine pourtant vital. »

D’après les études citées ci-dessus, les coûts cachés doublent, voire triplent, les prix du marché. Cela signifie que pour un euro dépensé par le consommateur, il y a un euro de coûts environnementaux et sociaux cachés. Aux États-Unis et à l’échelle mondiale, on monte même à deux euros. Jean-Louis Rastoin explique qu’environ la moitié des coûts cachés des systèmes alimentaires relèvent du domaine de la santé (frais médicaux, mortalité prématurée). Quant aux coûts environnementaux, ils sont de l’ordre de 30%, tandis que les coûts sociaux et économiques représentent 20%. 

Quatre facteurs à l’origine des coûts

Dans un article de vulgarisation résumant les résultats de ces études, Anthony Fardet (INRAE) et Michel Duru (agronome et directeur de recherche à l’INRAE) ont identifié quatre facteurs majeurs à l’origine des impacts négatifs du système alimentaire sur la santé et l’environnement, et donc des coûts cachés.

  1. Une alimentation ultratransformée 

D’après Anthony Fardet, expert en nutrition humaine, les aliments ultratransformés ont culminé dans les années 80 et 90 dans les pays occidentaux et ont connu un grand succès parce qu’ils ont notamment permis l’accès au travail des femmes, l’industrie élaborant des plats préparés et prêts à l’emploi. « Aujourd’hui en France, 35% des calories sont des produits ultratransformés », abonde Michel Duru. Les deux chercheurs expliquent que ces aliments sont de plus en plus consommés, malgré leur piètre qualité nutritionnelle. Ils soulignent « la présence d’additifs alimentaires, de composés néoformés (produits durant les processus de transformation) et de composés provenant des emballages et autres matériaux de contact (xénobiotiques étrangers au corps humain). En outre, ils sont conçus pour être hyperpalatables [agréables au goût, ndlr] et nous font consommer plus que de raison, générant des GES inutiles ».

Anthony Fardet affirme même que la baisse de l’espérance de vie en bonne santé et l’explosion des maladies chroniques non héréditaires sont concomitantes à l’arrivée massive de ces produits sur le marché. « Chez les gros consommateurs de produits ultratransformés, il y a un risque accru de développer des maladies cardiovasculaires, du diabète de type 2, de l’obésité, certains cancers, de l’hypertension, sans parler de dépression et de mortalité précoce. On a aujourd’hui plus de 200 études épidémiologiques qui vont à peu près toutes dans le même sens, des méta-analyses et des revues systématiques. C’est considérable en seulement onze ans de recherche. » 

2. Les pesticides

Ce n’est pas un scoop : le recours aux pesticides dans l’agriculture conventionnelle est une source importante de dégâts sur la santé des êtres humains (agriculteurs et riverains). « Des données épidémiologiques mettent en évidence une sur-incidence de certaines pathologies chroniques (cancers du sang, de la prostate, maladie de Parkinson) parmi la main-d’œuvre agricole exposée aux pesticides. Les consommateurs sont aussi exposés aux pesticides par la nourriture et par l’air pour les habitants situés à proximité des zones traitées », écrivent Michel Duru et Anthony Fardet.

Et si la réglementation européenne est respectée, cela ne signifie pas que tout danger peut être écarté. « En Europe, 97% des aliments ne dépassent pas les limites en termes de résidus de pesticides, sauf que les manières dont on détermine les normes ne sont plus adaptées aux connaissances actuelles parce que beaucoup de pesticides sont des perturbateurs endocriniens qui agissent à très faible dose, notamment sur notre microbiote intestinal, moteur de notre santé », rappelle Michel Duru. Or, les méfaits des perturbateurs endocriniens, présents dans la nourriture, l’eau et beaucoup d’objets du quotidien, sont aujourd’hui connus.

En 2015, une équipe de chercheurs a mené une étude[1] visant à chiffrer les coûts liés à l’exposition aux perturbateurs endocriniens (y compris hors alimentation) dans l’Union européenne. Résultat : cela coûterait chaque année 157 milliards d’euros, ce qui équivaut à 1,23% du produit intérieur brut de l’UE. Parmi les coûts les plus importants, on retrouve ceux qui sont dus à la perte de QI et aux déficits intellectuels induits par l’exposition aux pesticides organophosphorés. À noter que ces estimations sont sans doute en-dessous de la réalité puisque les chercheurs n’ont étudié que les molécules pour lesquelles il y a le plus de preuves scientifiques. 

Fin 2022, une équipe composée notamment de Christophe Alliot (du bureau d’études français Le Basic) et de Philippe Baret (UCLouvain) a publié une méthodologie pour évaluer les coûts cachés des pesticides. Ils en sont arrivés à la conclusion suivante : rien que pour la France, il faut débourser entre 372 millions et 8,2 milliards d’euros par an pour faire face aux conséquences de l’usage des produits chimiques en agriculture. Là encore, le manque de données sur les impacts négatifs des pesticides ne permet pas de quantifier les coûts de manière suffisamment complète. Ainsi, sur le plan de la santé, seuls certains cancers du système lymphatique et la maladie de Parkinson ont fait l’objet d’une évaluation.

« Les maladies professionnelles liées aux pesticides ne représentent sans doute qu’une petite partie des conséquences sanitaires de l’usage de ces produits », explique Philippe Baret dans cet article du Monde[2].

Sur le plan environnemental aussi, la quantification est sous-estimée : si les coûts de traitement de potabilisation de l’eau et les émissions de gaz à effet de serre générées par la fabrication des pesticides ont été comptabilisés, d’autres variables n’ont pu être intégrées. « Une grande part de l’incertitude tient à la multifactorialité des causes du déclin de la biodiversité. Par exemple, il faudrait ajouter le coût des politiques publiques de préservation de la diversité biologique, au prorata des dégâts causés par les pesticides… mais de telles données n’existent pas.  »

Plus récemment encore, Le Monde relayait que le retrait du marché des substances chimiques les plus problématiques permettrait d’économiser de 11 milliards à 31 milliards d’euros par an, au sein de l’Union européenne[3]. Des chiffres qui proviennent d’une étude d’impact des services de la Commission européenne. 

3. La fertilisation azotée 

L’excès d’azote affecte la santé des écosystèmes et celle des êtres humains, tout en aggravant le réchauffement climatique. « Quand on utilise des engrais minéraux ou organiques dans les champs, ça génère trois types d’émissions : les nitrates qui polluent les eaux ; l’ammoniac qui est associée aux particules fines dans l’air (en grande partie du fait de l’élevage) et qui constitue un risque pour la santé humaine ; le protoxyde d’azote qui représente 40% des émissions de GES de l’agriculture et a un pouvoir de réchauffement 320 fois supérieur à celui du gaz carbonique », pointe Michel Duru. 

4. Un excès de production et de consommation de viande 

Pour ces chercheurs, il n’y a pas d’alternative au changement de notre système et de nos habitudes alimentaires, notamment en matière de consommation de viande : « En France, les recommandations du Plan national nutrition santé limitent à 500 grammes de viande rouge par semaine, ce qu’un tiers des Français dépasse. Pour la charcuterie, c’est 150 grammes et deux tiers en mangent plus que ça. La viande rouge représente la moitié des émissions de GES de notre alimentation. Les protéines animales de porc, de volaille et de bœuf émettent 5 à 10 fois plus de GES et d’azote que les lentilles, à quantité égale ». 

Récupération politique 

Face à ces constats, beaucoup prônent une internalisation de ces coûts, via une taxe aux entreprises qui la répercuteront sur les prix de vente. « Selon Pigou[4], les taxes et les subventions permettent de corriger les effets externes des activités économiques. C’est la naissance du principe pollueur-payeur. Pigou est aussi l’un des précurseurs de l’évaluation du coût environnemental des pollutions. […] Ces raisonnements seront prémonitoires de la manière dont les économistes évalueront plus tard les coûts économiques des dégradations environnementales »[5]

Le hic, c’est que ce concept d’externalité est récupéré par les milieux financiers et institutionnels pour qui les problèmes sociétaux et environnementaux peuvent se régler en s’achetant des permis de polluer. C’est la logique des controversées stratégies de compensation.

« Si une pollution a détruit une espèce de poissons, comment l’entreprise responsable de la pollution peut-elle prétendre avoir compensé cette perte et ainsi être quitte vis-à-vis du reste de la société ?, questionne Christophe Alliot[6]Une telle vision n’est pas compatible avec la notion de seuils environnementaux […] qui entraînent des changements irréversibles, et donc impossibles à compenser par nature sur des écosystèmes ou des mécanismes de régulation naturelle. Ce concept de seuil s’applique d’ailleurs aussi dans le domaine social […] Ainsi, les coûts engendrés par les conditions de travail dans les sweatshops asiatiques ou africains de l’industrie textile, et qui restent à la charge des travailleurs et de leurs familles, ne sont pas considérés comme une externalité, mais comme le résultat de la confrontation entre offre et demande de main-d’œuvre. »

Il préfère le concept de coûts sociétaux développé par l’économiste allemand Karl William Kapp, dès le début des Trente Glorieuses. « Il explique que les coûts sociétaux ne sont pas des « défaillances ponctuelles » mais des effets inhérents à notre système économique. »

Des bombes à retardement 

Mieux évaluer les coûts semble essentiel pour les intégrer dans le prix réel de notre alimentation. « Il s’agit de changer le comportement de tous les acteurs du système alimentaire : agriculteurs, industriels, commerçants et consommateurs », affirme Jean-Louis Rastoin.

Si, d’après lui, un partage de la valeur devra être discuté entre les entreprises et les consommateurs, il admet que « l’épisode récent de poussée inflationniste sur les produits alimentaires a montré une forte progression des profits des grandes entreprises agroalimentaires ayant servi principalement à augmenter la rémunération des actionnaires ».

C’est pourquoi une politique de solidarité est indispensable pour permettre aux plus précarisés d’accéder à de la nourriture de qualité. Une idée portée par le collectif Sécurité sociale de l’alimentation. Anthony Fardet plaide quant à lui pour que l’argent issu des taxes aux entreprises soit réinjecté pour faciliter l’accès des aliments frais aux plus défavorisés. 

Les chercheurs interrogés craignent une explosion, dans les années à venir, des dommages sanitaires et environnementaux dans la plupart des pays du globe. « En France, par exemple, le taux d’obésité est passé de 5 à 17% de la population entre 1980 et 2015, et les pourcentages de personnes atteintes de diabète et de maladies cardiovasculaires sont passés respectivement de 3,9 à 4,4% et de 3,6 à 5,4% entre 2008 et 2017. L’utilisation des pesticides et les teneurs en nitrates n’ont pas baissé depuis 15 ans malgré des financements dédiés à la réduction des pollutions d’origine agricole. Quant aux réductions des émissions nettes de GES, elles sont très insuffisantes pour respecter l’objectif de ne pas dépasser 1,5°C en 2050 », rapportent Michel Duru et Anthony Fardet. 

Pour eux, la généralisation d’un régime alimentaire du type 3V (vrai, végétal, varié) et la mise en œuvre de systèmes agricoles agroécologiques présenteraient des bénéfices économiques massifs pour la société. « Sur le plan scientifique, on sait ce qu’il faut faire depuis longtemps. C’est juste une question de volonté politique. Mais on ne s’en sortira pas tant que la plus grande religion au monde sera le néo-libéralisme, avec l’argent comme objet de culte… », conclut Anthony Fardet.


[1] L. Trasande. et al, “Estimating Burden and Disease Costs of Exposure to Endocrine-Disrupting Chemicals in the European Union”, Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism, 2015.

[2] S. Foucart, « Des chercheurs ont estimé entre 370  millions et plusieurs milliards d’euros par an les montants engagés pour faire face aux conséquences de l’usage des produits chimiques en agriculture », Le Monde, 2022.

[3] S. Foucart, « En Europe, le retrait de certaines substances ferait gagner entre 11 milliards et 31 milliards d’euros par an », Le Monde, 2023.

[4] Arthur Cecil Pigou, économiste britannique, est à la base du concept d’externalité négative.

[5] R. Gelin, « Peut-on concilier économie et écologie ? », Gresea Echos, 2021.

[6] C. Alliot, « Face aux limites des externalités : les coûts sociétaux », Institut Veblen, 2016.

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