Agrocarburants
© Belga

PAC saison 3 : les paysans morflent, la planète aussi

Au coeur de votre assiette, un champ de bataille. D’un côté, l’Union européenne et sa politique agricole commune (PAC). De l’autre, les lobbies de l’agro-alimentaire. Coincés au milieu, les agriculteurs. Cinquante ans d’histoire, et nouvelle saison en cours. Les paysans morflent, la planète aussi. Rétro-acte en trois moments géopolitiques clés.    

Yves Raisiere, journaliste
Décryptage publié le 1er mars 2021 | mis à jour le 24 janvier 2024.

« En général, quand on parle de la politique agricole commune (PAC), on entre dans un débat technique de distribution des paiementsSouvent, on oublie les moteurs principaux et le contexte géopolitique, déterminants. »

Au tableau noir, Gérard Choplin, ingénieur agronome français expatrié à Bruxelles depuis 1989. Avec d’autres, il a jeté les bases de la Coordination paysanne européenne[1] en 1986, à la base d’un mouvement paysan mondial, Via Campesina, (1993). Il participe aux débats sur la politique agricole commune (PAC) depuis 1982. C’est dire s’il en connait l’histoire. Il vous la raconte en trois moments géopolitiques clés.   

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1. Le mur de Berlin et la guerre froide

En 1962, l’idée de mettre en place une politique agricole commune existe depuis quelques années déjà. A la manœuvre, les pays de la  Communauté économique européenne (CEE) : le Benelux, la France, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest. Leur objectif : garantir la stabilité et la sécurité alimentaire. Jusque-là, les négociations traînent. 

« La construction du Mur de Berlin va tout précipiter, raconte Gérard Choplin. On est en pleine guerre froide. Face à face, le bloc communiste et le bloc capitaliste. Les Américains  mettent la pression. Ils veulent une Europe forte face aux Soviétiques. »

Bâtir un mur économique contre un mur idéologique, pour éviter, aussi, que les partis communistes présents à l’Ouest ne gagnent en influence. « Si c’était la misère, si les gens n’avaient pas suffisamment à manger pour pas cher, ils risquaient de voter rouge », sourit le spécialiste. 

Pour booster la production, la CEE décide de protéger le marché européen, grâce à des droits de douanes élevés. « En parallèle, elle a garanti les prix aux agriculteurs. Elle a aussi octroyé des indemnités viagères de départ. Si vous laissiez votre ferme à un jeune ou quelqu’un qui voulait agrandir, vous receviez une prime. Les trente Glorieuses ont besoin de bras pas chers pour l’industrie. »

Autre mesure: le recours croissant aux engrais de synthèse, aux pesticides et à la génétique. Résultat ? « On a commencé à produire beaucoup, pas très bien, pas très bon, analyse Gérard Choplin. C’était la volonté de nourrir les villes comme les gouvernements africains le font aujourd’huiEt dans le cas présent, ça a plutôt réussi. »

Trop bien même ! En moins de 10 ans, la CEE se met à produire des millions de tonnes d’excédents . « En cas de surproduction, les prix baissaient ; la CEE achetait alors les excédents pour faire remonter les cours et finançait leur exportation. » 

Les Etats-Unis aussi s’en sortent bien. Ils exportent des millions de tonnes de maïs et de soja et le modèle d’élevage intensif associé. « Ce soja riche en protéines, l’Europe, elle, n’en produit pas. Tout bénéfice pour les Américains, qui lui ont dicté leur règle : oui à la PAC, mais pas de droit de douane sur l’alimentation animale! En pleine guerre froide, les USA protègent l’Europe de l’Ouest et y imposent leur loi.»

Résultat : l’élevage s’intensifie et se déplace vers les régions proches des ports d’importation : « Anvers, Rotterdam, Brest, Hambourg, Tarragona,…. Cela a bouleversé la carte de l’élevage. Le jambon d’Ardenne s’est fait avec des porcs flamands et le saucisson auvergnat avec du porc breton. »

+++ Cet article est au sommaire du numéro 4 de Tchak!

A partir des années 60, on a a commencé à produire beaucoup, pas très bien, pas très bon, analyse Gérard Choplin. © Philippe Lavandy

2. Reagan, Thatcher et le néolibéralisme

Deuxième contexte géopolitique qui a marqué la Politique agricole commune (PAC), celui qui a prévalu à partir des années 80. A l’horizon, la réforme PAC de 1992. 

Tout commence en 1986 par un nouveau cycle de négociation au niveau du Gatt, l’ancêtre de l’organisation mondiale du commerce (OMC). Parmi les chefs d’états autour de la table, deux personnalités. « C’étaient les années Margaret Thatcher et Ronald Reagan, s’exclame Gérard Choplin. Le début du néolibéralisme. L’idée, c’était moins d’État, plus de commerce.» 

La pierre est rapidement jetée dans le jardin de la CEE, qui commence à concurrencer les USA avec ses exportations . Elle-même est d’ailleurs au pied du mur. A La longue, son système de rachat des excédents de production lui coûte très cher. « Il n’y avait pas de limites, donc le budget agricole montait, montait, montait. C’est d’ailleurs à ce moment-là, en 84, que les quotas laitiers ont été mis en place, pour limiter la production, ce qui a plutôt stabilisé le prix du lait. »

La CEE a donc tout intérêt à revoir son système de soutien. D’autant qu’elle se fait critiquer à chaque réunion internationale. « Comme ils finançaient l’exportation de leurs excédents, tout le monde accusait la CEE et les USA de concurrence déloyale. Il fallait donc changer les règles du jeu du commerce international, et néolibéralisme oblige, baisser partout les droits de douane . »

Ce nouveau positionnement est, avec la question budgétaire, le moteur de la réforme de la PAC de 1992. « L’objectif est d’aligner les prix agricoles européens sur les prix mondiaux :  en mai 92, les céréales voient leur prix garanti  baisser de 36%. Tout profit pour les acheteurs, qui ont fait des milliards de bénéfices, car le prix du pain, lui, n’a pas changé. »  

Pour compenser ces baisses de prix, l’ Union européenne crée des aides directes aux exploitations, payées  par hectare. « Donc si vous avez 1000 hectares, vous avez 1000 primes, détaille Gérard Choplin. Si vous avez dix hectares, vous avez dix primes. »

C’est une réforme perverse. D’abord, ces primes permettent à peine aux agriculteurs, qui font face à des prix agricoles souvent inférieurs aux coûts de production, de se maintenir à flot. Ensuite, les primes par ha, sans plafond, financent les grandes exploitations, qui peuvent racheter les plus petites. Mais ce sont  l’agro-industrie et la grande distribution qui raflent la mise, parce qu’elles achètent à des prix plus bas.  

« Autrement dit, à partir de 1992, une grande partie des 40 milliards de la PAC s’en vont  de fait vers l’aval, qui capte la  valeur ajoutée du travail agricole, précise le Bruxellois. C’est ça, la PAC : des financements pour Danone, Carrefour, Delhaize et compagnie. »

Pour Gérard Choplin, aucun doute : « La réforme de 1992 marque un tournant dans l’histoire de la politique agricole commune. A partir de là, elle manque de légitimité économique (vente à perte) et de  légitimité sociale (répartition très inégale des aides). Un comble quand on sait qu’elle coûte 114 euros par an à chaque citoyen européen. »

+ Décryptage | Le double discours des syndicats agricoles

Troisième contexte géopolitique, celui relatif à la crise climatique et à la destruction de la biodiversité. On nage en plein dedans. 

Le 16 juillet 2019, Ursula von der Leyen est élue présidente de la Commission européenne par les eurodéputés. Dans son discours, juste avant le vote, l’Allemande frappe fort. Elle annonce un Green Deal.« C’est une prise de conscience, enfin, des autorités européennes, relate Gérard Choplin. Le message, c’est de dire : on doit mettre le paquet sur le climat et  la chute de la biodiversité, plus grave encore. »

Le 20 mai 2020, la Commission propose les mesures phares du Green Deal en matière d’agriculture. C’est la « Stratégie de la ferme à la fourchette » et le « Plan Biodiversité ». Mots clés : sécurité alimentaire, pratiques durables, alimentation saine, etc. 

« Réduction de 50% des pesticides et de leurs risques associés d’ici 10 ans ; réduction de 20% des engrais de synthèse ; passage de 7,5% à 25% de terres agricoles en bio d’ici à 2030… Jamais la Commission n’a été aussi loin, explique Gérard Choplin.

Branle-bas-de combat, évidemment, des lobbies de l’agro-industrie, qui s’engouffrent dans une faille évidente. « Le Green Deal d’Ursula von der Leyen n’a encore en fait aucune valeur juridique, analyse Gérard ChoplinCe sont juste des propositions stratégiques, pas encore des  règlements. »

En revanche, la nouvelle réforme de la PAC, qui devait théoriquement entrer en vigueur en 2021, a, elle, déjà été proposée en 2018 par l’ancienne commission Junker. En octobre dernier, les eurodéputés et le conseil des ministres ont adopté leurs positions respectives vis-à-vis de cette réforme, moins vertes que les propositions de la Commission.

Le point le plus chaud de la négociation, c’est en effet l’environnement : « Les premières mesures agro-environnementales sont nées en 92. Ensuite, il y a eu quatre réformes de la PAC, où la question environnementale a pris de plus en plus de place. A chaque fois, l’agro-industrie, les grandes chaînes de distribution et le Copa-Cogeca (NDRL : alliance européenne des grands syndicats agricoles et des coopératives agricoles) ont freiné des quatre fers. Ca remettait en cause la logique productiviste. » 

Résultat : une PAC pas très verte. Dans un rapport de la Cour des comptes européenne publié en juin 2020, l’agriculture intensive y est désignée comme l’une des causes principales du déclin de la biodiversité  (-30% depuis 2014). Autre reproche : le fait d’avoir privilégié les options à faible impact ces dernières années. Éclairant aussi, le décalage entre les milliards investis et le manque de résultats.

Quoi qu’il en soit, la Commission von der Leyen a encore un espoir de rendre la prochaine PAC plus verte. « Chaque état, en Belgique la Flandre et la Wallonie, va devoir concocter un plan stratégique national, observe Gérard Choplin. L’espoir serait que ces plans reprennent les objectifs chiffrés du Green Deal, d’autant que le Comité des régions (NDLR : assemblée des représentants locaux et régionaux de l’Union européenne)  les a incorporés dans ses recommandations. »

Mise à jour au 24/01/2023: la nouvelle PAC (2023-2027) dont il est question dans le paragraphe précédent a, depuis, été mise en place. Sans pour autant, on le voit actuellement, satisfaire les agriculteurs et les agricultrices. A noter que pour l’essentiel, malgré certaines avancées, elle continue d’accompagner un modèle intensif tourné vers les exportations et les traités de libre échange.

Pour rappel, début octobre 2022, après de longs mois de concertation, MR, Écolo et PS avaient pourtant entériné le plan stratégique wallon. A l’époque, un accord plutôt salué par la FWA et la FUGEA, les principaux syndicats agricoles wallons. Beaucoup moins par la coalition ImPAACte, la plateforme mise en place par cinq ONG environnementales (Canopea, Natagora, Nature & Progrès, Greenpeace et le WWF) , qui s’est dit exclue des négociations

Dans les faits, de nombreux axes environnementaux du Green Deal ont été revus, recalés ou abandonnés. Le règlement sur la restauration de la nature au sein de l’Union européenne a ainsi été fortement conditionné; le projet de réduction des pesticides a, lui, été rejeté, et l’autorisation d’utiliser du glyphosate prolongée de dix ans; l’élevage bovin a été exclu de la directive sur les émissions industrielles; et le règlement européen sur les produits chimiques a été reporté.

[1] La CPE est devenue la Coordination européenne Via campesina en 2008