Carte blanche | Laurence Roudart est professeure en sciences de la population et du développement, spécialisée dans les questions agricoles et alimentaires. Elle a été présidente du département des sciences sociales et des sciences du travail à l’Université libre de Bruxelles.
La guerre en Ukraine n’est pas la seule cause de la hausse des prix des produits agricoles sur les marchés internationaux et, par contrecoup, sur les marchés de nombreuses régions du monde. En août 2021 déjà, l’indice des prix réels des produits alimentaires calculé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture dépassait le niveau atteint au premier semestre 2008, lorsque des « émeutes de la faim » avaient ébranlé de nombreuses villes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Confrontées à une hausse des prix des produits importés, les populations les plus démunies ne pouvaient plus acheter les aliments nécessaires.
+++ Cette carte blanche a été publiée dans le numéro 10 de Tchak (été 2022)
De manière analogue, entre 1972 et 1974, une forte hausse des prix des matières premières agricoles sur les marchés internationaux avait entraîné un accroissement de la faim et de la malnutrition. Beaucoup de crises alimentaires ne sont pas dues à une insuffisance des quantités disponibles, mais à l’impossibilité d’y accéder pour certaines catégories de population.
L’instabilité des prix est caractéristique des marchés agricoles non régulés. Elle frappe les consommateurs pauvres, quand les prix sont élevés, et crée de l’incertitude pour les agriculteurs. Les causes de cette instabilité sont multiples. Au XVIIe siècle déjà, le statisticien britannique Gregory King (1648-1712) expliquait la forte variation des prix par la rigidité de la demande : les grains sont des biens vitaux, et quand l’offre en est réduite, les consommateurs qui en ont les moyens sont prêts à les payer beaucoup plus cher. Or, l’offre de produits agricoles est généralement instable, pour des raisons climatiques ou autres, comme les conflits armés, qui s’imposent aux agriculteurs.
En l’absence de régulation des prix, les agriculteurs ne savent pas à quels montants leurs produits seront payés quand ils démarrent un cycle de production de plusieurs mois. Les décalages inévitables, entre les prix qu’ils prévoient et les prix prévalant finalement sur les marchés, accroissent encore la volatilité. À plus long terme, des phases de hauts prix agricoles favorisent les investissements, la croissance de l’offre et l’accumulation de stocks, qui débouchent à leur tour sur une phase de baisse des prix, quand l’offre excède durablement la demande solvable.
+++ Dossier | Onze liens pour mieux comprendre le monde agricole
Les marchés à terme, sur lesquels les opérateurs s’engagent à acheter ou à vendre à un prix fixé au moment de la transaction, mais à livrer ou à régler à une date ultérieure, pourraient, en théorie, atténuer ces fluctuations. L’expérience montre qu’ils ne le font pas, ou en tout cas pas suffisamment, et que la spéculation sur les marchés à terme est même un facteur aggravant. La volatilité des prix agricoles n’est pourtant pas une fatalité, elle est un choix de politique économique. Si l’on considère un pays ou une région, l’Union européenne par exemple, les moyens de se protéger des variations de prix sur les marchés internationaux sont connus.
Il y a, prar exemple, la constitution de stocks publics : l’État achète des denrées vivrières, organise leur stockage puis les revend, quand les prix de marché dépassent un certain plafond. Une telle politique est parfaitement compatible avec une large place faite au commerce privé, sur lequel elle a une influence stabilisatrice. Certes, une telle politique n’est pas simple et elle a un coût, qu’il faut évaluer et comparer au coût des crises alimentaires qu’elle permet d’éviter.
Autre instrument, les taxes variables à l’importation élèvent les prix des produits importés à un niveau stable jugé souhaitable : elles varient donc en raison inverse des prix internationaux. Il en va de même pour les taxes variables à l’exportation. L’usage de tels instruments doit s’inscrire dans une politique générale de maîtrise de l’offre, de manière à ne pas accumuler des stocks trop importants et à ne pas nuire aux autres pays ou régions. Des prix garantis pour des quotas de production peuvent y contribuer, et répondre aussi à un objectif d’équité entre différentes catégories d’agriculteurs.
La plupart de ces instruments ont été remis en cause quand les politiques agricoles sont devenues un sujet de négociations internationales, inspirées en partie par le néolibéralisme économique. Les pourparlers du General Agreement on Tariffs and Trade, de 1986 à 1994, ont débouché sur l’accord de Marrakech et ont repris sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis 2000.
Ces négociations ont évacué la question de la volatilité des prix agricoles, banni les taxes variables à l’importation et cherché à réduire les politiques de stockage public. Mais ces dernières ont fait l’objet de débats très tendus, car l’Inde, qui a une longue expérience dans la lutte contre les crises alimentaires, souhaitait au contraire promouvoir ces politiques. Les négociations agricoles à l’OMC sont aujourd’hui en échec : non seulement aucun nouvel accord significatif n’a pu être élaboré, mais de nombreux gouvernements ont pris, depuis la fin des années 2000, des mesures qui vont à l’encontre de l’esprit et de la lettre de l’accord de Marrakech.
Pourtant, des négociations multilatérales sur l’agriculture et l’alimentation sont plus que jamais nécessaires. Non pas pour relancer la concurrence par les prix, mais pour viser la sécurité alimentaire mondiale dans le respect des droits des peuples à décider de leurs politiques agricoles et alimentaires, sans que celles-ci ne portent atteinte aux autres peuples. L’urgence à court terme est de traiter de la gestion des stocks, pour réduire les menaces de crise d’accès à l’alimentation, dans un esprit de coopération internationale.
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