Wonder Food Adventure

Wonder Food Adventure, de Delhaize : du pain et des jeux

Du pain et des jeux, et le peuple est heureux, observait Juvénal aux alentours de l’an 100, et bien plus tard Dostoïevski. Le premier pointait la décadence d’un peuple, le second sa manipulation [1].

Qu’importe le glissement sémantique, la grande distribution s’empare aujourd’hui de l’adage. Voici venir la Wonder Food Adventure, un événement organisé par Delhaize « pour les petits et les grands ». Il aura lieu à Brussels Expo en avril 2024.

BILLET D’HUMEUR | Yves Raisiere, journaliste

Avant d’en aborder le contenu, expliquons-en le sel. Le décor nécessite de reparler d’un buzz vidéo. Fin novembre 2023, l’émission Cash Investigation, sur France 2, diffusait une enquête intitulée Le monde merveilleux des ultrariches.

Élise Lucet, la rédac-cheffe, y interpellait Alexandre Bompard, PDG du groupe Carrefour, en pleine assemblée générale. En question, son salaire de 4,4 millions d’euros pour 2022, auquel devraient s’ajouter 4,8 millions d’euros sous forme d’actions en 2025 ; soit une somme de plus de… 300 fois supérieure au revenu moyen des salariés de Carrefour.  

« Comment expliquez-vous que votre rémunération ait augmenté de 26% depuis 2018, alors qu’en parallèle, vous avez supprimé 10.000 postes et que 20.000 salariés ont été contraints de quitter le groupe pour passer en location-gérance ?», interroge la journaliste, applaudie par une partie de la salle. 

« Euh… Moi, moi… je n’ai pas de… de… de… de… de… de difficultés à débattre du sujet de la rémunération, bafouille Alexandre Bompard, avant de se reprendre. Il est tout à fait logique que je rende des comptes.» S’en suit une courte explication technique en forme de langue de bois.   

« Vous avez supprimé 10.000 postes et 20.000 salariés ont été contraints de quitter le groupe pour passer en location-gérance, répète Élise Lucet, qui en a vu d’autres. Ces salariés ont perdu la plupart de leurs avantages sociaux. Selon les syndicats, cela correspond à un à deux mois de salaire par an. Et en ce qui concerne votre rémunération, pardonnez-moi, mais vous ne m’avez pas répondu. » 

« Madame, nous avons signé une clause sociale avec les organisations majoritaires (NDLR : les syndicats), lui répond Alexandre Bompard encore plus cliniquement. C’était justement pour accompagner nos équipes sur le maximum de dispositifs possibles. Et c’est ce que nous avons fait. Et sur la rémunération, je ne me la fixe pas moi-même. C’est la compétence d’un conseil d’administration, sur proposition d’un comité de rémunération. » 

« Donc vous considérez que votre rémunération est juste ? », réattaque la journaliste.  

« Madame, je vous ai répondu », lâche cette fois le PDG, avec l’autorité implacable de ces hommes qui s’imaginent en premiers de cordée.   

Une séquence très Cash Investigationnelle, d’autant que l’équipe y entremêle l’interview du directeur de Proxinvest, une société qui analyse les rémunérations des dirigeants des sociétés cotées en bourse. Dont celle du PDG du groupe Carrefour, jugée « critique». 

Ainsi, à la question de savoir si ce dernier est trop payé, voici ce que Charles Pinel répond : « Oui. On est sur un secteur d’activité où beaucoup de rémunérations sont relativement modestes, voire proches du salaire minimum, et je pense que c’est relativement important pour un dirigeant qui travaille dans la grande distribution d’avoir ça en tête ».  

Suit cette question : qu’est-ce qu’une rémunération acceptable ? « On a mis en place un seuil d’alerte qui est atteint lorsque la rémunération du dirigeant dépasse 100 fois la rémunération moyenne des salariés, pointe Charles Pinel. Dans le cas du PDG de Carrefour, 300 fois, c’est un seuil d’alerte très, très négatif. Un peu un seuil d’alerte maximal. » 

Édito | L’effet colibri, ça suffit. Au boulot, les politiques !

Chez Delhaize, aucun état d’âme non plus

Si on vous reparle de cette vidéo, c’est parce que la rémunération de Frans Muller, le patron d’Ahold Delhaize, a été publiée fin février 2024. Combien a-t-il gagné ? Un petit 6,1 millions d’euros en 2023, ce qui représente quelque 508.000 d’euros par mois. On a fait les comptes. C’est 145 fois le salaire médian des travailleurs belges (SPF, 2021) ; soit moins qu’Alexandre Bompard, c’est vrai, mais largement supérieur au seuil d’alerte déterminé par Proxinvest. 

Petite pause. La tension salariale dans l’économie sociale prévoit, elle, un différentiel de maximum six (Région Bruxelles-Capitale) entre le salaire le plus bas et le salaire le plus haut, les profits y étant prioritairement affectés à de meilleures conditions de travail et dans le développement de l’activité. À la clé, beaucoup moins de tensions sociales, comme le soulignent des études. 

Revenons à nos moutons. Entre le patron de Carrefour et celui d’Ahold Delhaize, le parallèle ne s’arrête pas au montant exorbitant d’un salaire et son évolution. Voici pile un an, Frans Muller poussait, lui aussi, quelque 9.200 travailleurs et travailleuses vers la franchise, en mettant en vente ses 128 magasins intégrés. Autant d’employés et d’employées qui, en changeant de commission paritaire, y ont perdu des acquis sociaux.

Aucun état d’âme, non plus, chez Frans Muller. « Nous commençons à voir des résultats encourageants, avec une accélération des ventes et une stabilisation de la part de marché dans les magasins convertis », soulignait-il mi-février dans l’Écho, avec le déterminisme de ces capitaines dont le cap tient de la fuite en avant. 

Dire que, début février, suite à la colère du monde agricole, la Fédération des entreprises du commerce et des services (Comeos) pleurnichait dans les médias, parlant de « marges quasiment invisibles » pour la grande distribution. Souvenez-vous, cela a fait les gros titres partout : « Sur un petit caddie de 100 euros, la grande distribution gagne à peine 1 euro ». Au vu de la rémunération – validée par des actionnaires – de ces grands patrons, il y a de quoi rire (jaune). 

On ne refera pas le monde. Carrefour et Delhaize, oui. Pour faire oublier leurs turpitudes, les deux groupes communiquent à tout va : Act for food d’un côté, Petits Lions de l’autre. Dernier barnum en date — on y vient enfin —, celui de Delhaize, qui lance donc sa Wonder Food Adventure à Brussels Expo, les 20 et 21 avril. 

Les mots clés sur le prospectus ? Deux jours pour les familles avec des jeux culinaires, des workshops, des producteurs, des chefs, des influenceurs, des « produits locaux innovants », des « sessions éducatives et collaboratives ». L’objectif ? Ne vous étranglez pas : informer et inspirer les consommateurs sur une manière plus responsable de manger. 

Du pain et des jeux… Rien n’a donc changé en deux mille ans. Qu’importe le glissement sémantique, toujours cette même question : serez -vous du spectacle ?


[1]  Éditorial Du pain et des jeux, Guy-Noël Pasquet, dans le Sociographe, 2018/4.

Ce billet d’humeur a été publié dans le nouveau numéro de Tchak (printemps 2024). Un « spécial élections » pour traverser une année 2024 marathon. En case de tête, cette invitation : L’effet colibri, ça suffit; au boulot, les politiques ! Sur notre liste, neuf chantiers réalisables en une législature (ou presque).

Vous allez pouvoir en lire 30% en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de vous procurer ce numéro et de soutenir notre coopérative de presse et son projet éditorial.

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