De nombreuses coopératives alimentaires de circuit court agréées en économie sociale ont un fonctionnement qui repose au moins en partie sur le bénévolat. Mais un flou juridique entoure ce principe, au point de constituer, pour elles, une épée de Damoclès. Pourquoi ne pas légaliser ? Des milliers de bénévoles sont concerné·es.
Estelle Spoto, journaliste
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Environ 4.000. C’est le nombre de bénévoles qui s’investissent dans la quarantaine de coopératives de distribution alimentaire en circuit court rassemblées au sein du Collectif 5C (Collectif des coopératives citoyennes pour le circuit court). Une participation fluctuant suivant le profil de celles-ci.
« On compte trois sortes de coopératives parmi nos membres, précise Marie Poulaert, chargée de mission. Des coopératives de consommateurs, des coopératives de consommateurs et de producteurs, et des coopératives de producteurs. Sur l’ensemble, un quart ne dispose pas de bénévoles du tout. Toutes les autres en ont, mais dans des proportions très variables. Certaines en sont constituées exclusivement : ce sont les initiatives citoyennes, où chacun met la main à la pâte. »
Deux exemples de magasins de consommateurs parmi ces dernières : BEES coop (Bruxelles) et Oufticoop (Liège) comptabilisent plus de 2.000 coopérateurs et coopératrices pour la première, et quelque 270 pour la seconde. Autant de personnes qui, si elles veulent pouvoir y faire leurs courses, doivent s’engager à travailler bénévolement quelques heures par mois pour la coopérative.
Problème : si les 735.000 volontaires – tous secteurs confondus – que compte notre pays fonctionnent dans un cadre légal, ce n’est pas le cas des bénévoles donnant un coup de main dans ces coopératives alimentaires de circuit court.
En cause – on y reviendra plus loin -, un flou juridique constituant une épée de Damoclès. Si elle s’abattait, celle-ci pourrait sérieusement mettre à mal leur modèle et leurs ambitions.
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Des citoyens qui passent à l’action
Mais d’abord, comment expliquer pareil recours au bénévolat dans le circuit court alimentaire ? Pour Marie Poulaert, il faut en revenir aux origines : « La plupart du temps, ce ne sont pas les coopératives qui cherchent des bénévoles. Ce sont des citoyens qui veulent contribuer à un changement et qui créent un outil répondant à ces enjeux-là. Ces coopératives ont comme objectif de créer un mouvement social, pour rassembler des citoyens autour d’une autre vision de la société, pour recréer du lien entre les producteurs et les consommateurs. La présence des bénévoles est liée à ça. »
« Nous mettons notre énergie à construire un nouvel objet économique, confirme Johan Van Hoye, militant de la première heure chez Oufticoop. Ce qui anime mon investissement bénévole, c’est la participation citoyenne, c’est de construire des manières de faire ensemble. » Et d’ajouter : « Ce n’est pas une occupation professionnelle, c’est un hobby, et c’est tout à fait compatible avec le fait, par exemple, d’être disponible sur le marché de l’emploi. »
La précision témoigne bien du fait qu’on marche, ici, sur des œufs. Car quels que soient ses bienfaits, le volontariat est encadré par des critères stricts. Objectifs ? Limiter le risque que des bénéficiaires d’allocations sociales se détournent de leur recherche d’emploi, que des travailleurs soient exploités au prétexte qu’ils seraient bénévoles, ou encore que cette main-d’œuvre gratuite ne crée une concurrence déloyale entre entreprises.
« En Belgique, nous avons la chance d’avoir une loi qui définit le volontariat, selon quatre critères très clairs, souligne Milèna Chantraine, secrétaire générale de la Plateforme francophone du volontariat (PFV). Premièrement, c’est un acte qui est libre et gratuit. La motivation n’est pas financière, même s’il peut y avoir un défraiement. Deuxièmement, c’est au profit d’autrui, on ne peut pas être volontaire pour son propre compte. Troisièmement, il est exercé dans une organisation dépourvue de but lucratif, hors du cadre familial et privé. Et quatrièmement, ce n’est pas pour une même tâche et un même employeur que dans le cadre d’un contrat de travail. »
L’Économie sociale a « le cul entre deux chaises »
Pour les coopératives du circuit court qui recourent à des bénévoles, un point pose particulièrement problème : l’absence de but lucratif. Comment en attester alors qu’elles ne sont pas structurées sous la forme d’ASBL ? Le nouveau Code des sociétés, pour qui l’un des buts de toute société est de « distribuer ou procurer à ses associés un avantage patrimonial », a amplifié leur inquiétude.
De par leur statut et leurs missions, de nombreuses coopératives sont en effet « le cul entre deux chaises », se situant plus ou moins à mi-chemin entre les ASBL et les sociétés à but de lucre. « Les ASBL n’ont pas de but lucratif, c’est clair, c’est écrit dans le terme même, explicite Me Bruno-Henri Vincent, avocat associé au cabinet bruxellois Litiss et spécialiste du droit du travail. Avec ce statut d’ASBL, on est tranquille quant au recours au volontariat, voire anormalement tranquille. Mais une société coopérative en soi a un but lucratif. C’est un mode d’organisation, mais le but est une activité économique. »
Dans les faits, les coopératives telles que celles rassemblées par le Collectif 5C ne sont cependant pas tout à fait des coopératives comme les autres. Elles font partie de ce qu’on appelle l’économie sociale. Ces entreprises « ont une autre approche du profit : chez elles, la finalité sociale et les conditions de travail sont prioritaires à la rémunération des actionnaires. Elles préfèrent réinjecter leurs bénéfices dans le développement de leurs activités pour augmenter leur impact social », résume Acteurs de l’économie sociale, le portail en ligne de ce secteur.
Pour témoigner de leur spécificité, elles peuvent même demander au ministre de l’Économie un agrément comme « entreprise sociale ». Un agrément soumis à une série de conditions très strictes visant notamment à limiter l’enrichissement personnel et à éviter qu’un actionnaire ne prenne le dessus sur les autres. Leurs statuts doivent montrer que leur « but principal » est de « générer un impact sociétal positif pour l’homme, pour l’environnement ou pour la société ».
« Bénéficier de prix moins chers, c’est une rétribution »
La difficulté, selon Me Vincent, c’est que cet agrément n’est pas suffisant pour être dans les clous de la loi sur le volontariat : « Dans le cas d’une coopérative à but social, le but social signifie a priori qu’il n’y a pas de but lucratif, mais pour moi il n’y a pas une antinomie complète. On peut avoir un but social et faire du bénéfice. Si les bénéfices de la coopérative sont ristournés aux coopérateurs, c’est une forme de dividendes », estime l’avocat.
S’agissant des seuls magasins participatifs, il y a même un deuxième point de la loi sur le volontariat qui pose problème : l’interdiction de rétribuer les volontaires. En travaillant bénévolement dans ces magasins, les clients-coopérateurs bénéficient de meilleurs prix que dans les magasins gérés par des salariés. « Bénéficier de prix moins chers, c’est une rétribution, considère Me Vincent. Par exemple si, dans un supermarché, les employés peuvent acheter les produits du magasin 20% moins cher, c’est un avantage en nature qui a un traitement social et fiscal dans la fiche de paie. »
Même si rendre les prix de l’alimentation durable plus accessibles est ce qui permet à la coopérative d’espérer « générer un impact sociétal positif » pour toute la société ? La question est posée.
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