Rendre les cantines scolaires gratuites et de qualité est un puissant moyen de faire évoluer l’ensemble de la société vers une alimentation plus durable. Et de lutter contre les inégalités scolaires engendrées par les inégalités sociales. Mais cette mesure est-elle prioritaire, payable et généralisable à l’ensemble de l’enseignement fondamental en Fédération Wallonie-Bruxelles ? La réponse est politique.
Sang-Sang Wu, journaliste
Ce dossier est au sommaire du nouveau numéro de Tchak . Un « spécial élections » pour traverser une année 2024 marathon. En case de tête, cette invitation : L’effet colibri, ça suffit; au boulot, les politiques ! Sur notre liste, neuf chantiers réalisables en une législature (ou presque).
Vous allez pouvoir le lire en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de vous procurer ce numéro et de soutenir notre coopérative de presse et son projet éditorial.
Tchak s’adresse aux mangeur·euses qui veulent se reconnecter avec le monde paysan. Tous les trois mois, 112 pages sur les dessous de notre alimentation.
Au sommaire de nos numéros, des enquêtes, des décryptages, des reportages sur un monde au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. Un travail journalistique qualitatif qui demande beaucoup de moyens et de temps.
➡️ Rejoignez-nous, découvrez toutes les bonnes raisons d’acheter ce numéro ou de vous abonner ici.
C’est une petite fierté qui se voit sur son visage : Christian Joly, chef d’une équipe de cantiniers, a le sourire quand il parle de son métier. « Quelque part, on aide les enfants à grandir », lâche celui qui est à la tête de la cuisine centrale de Grâce-Hollogne (Liège). Chaque jour, il mitonne environ 500 repas chauds envoyés dans les huit écoles (cinq communales et trois du réseau libre) de la commune. Soit deux fois plus qu’il y a dix ans. Il faut dire que depuis son arrivée, il y a eu du changement derrière les fourneaux.
« Quand on a engagé Christian, l’idée était de renouveler la philosophie de la cuisine, rappelle Virginie Polis, cheffe du Service de l’Enseignement de la commune. À l’époque, on utilisait des sauces et des soupes industrielles, des ingrédients prêts à l’emploi, très salés et sucrés, des légumes surgelés, etc. » Depuis, le chef cuistot s’est mis à dénicher des producteurs locaux, bio quand c’était possible, pour s’approvisionner. « Il y a dix ans, on n’en trouvait pas autant qu’aujourd’hui. Ce n’était pas évident, mais je ne me suis pas découragé : ça faisait partie du challenge », lance Christian, la voix pleine de malice.
Édito | Le monde politique doit aller au feu
Si, à Grâce-Hollogne, les enfants vont plus souvent manger à la cantine, c’est aussi parce que les prix sont relativement abordables : 2,25€ en maternelle et 2,50€ en primaire, pour une soupe, un plat et un dessert. « Avec ça, on couvre à peine les coûts de la marchandise. La commune prend le reste à sa charge : les frais de personnel, l’investissement dans le matériel, les charges liées à l’énergie. Il y a aussi un mécanisme social pour les familles en difficulté financière », relate Christian. « Si la commune intervient beaucoup, c’est parce qu’il y a une volonté politique d’offrir des repas sains aux enfants », abonde Virginie Polis.
Désirant augmenter l’attractivité de ses cantines scolaires, en alliant qualité et accessibilité financière, Grâce-Hollogne a su saisir les opportunités qui se sont présentées à elle. Ainsi, elle s’est d’abord engagée dans le « Green Deal cantines durables » lancé par la Région wallonne[1]. Puis, elle a répondu à un appel à projets de distribution gratuite de potages-collations[2]. Et aujourd’hui, deux de ses écoles communales de l’encadrement différencié (ou « à indice socioéconomique faible », de 1 à 5[3]) bénéficient d’un subside de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour offrir des repas gratuits aux enfants.
En octobre 2023, les députés du Parlement de la FWB ont en effet voté un décret visant à pérenniser la distribution de repas gratuits. Jusque-là, cela n’existait que sous la forme d’appels à projets reconductibles. Proposé par le ministre de l’Égalité des chances Frédéric Daerden (PS), ce texte octroie 21,4 millions d’euros, par année scolaire, à 403 écoles. Chaque établissement sélectionné reçoit 3,70 euros par repas quotidien, et 40 euros par an par enfant (pour l’achat de matériel, l’engagement de personnel, etc.).
Des enfants privés de dessert
En se focalisant sur les écoles à indice socioéconomique bas, ce décret entend lutter contre la précarité et l’insécurité alimentaires. « Une personne est en situation d’insécurité alimentaire lorsqu’elle n’a pas un accès régulier à suffisamment d’aliments sains et nutritifs pour une croissance et un développement normaux, ainsi qu’une vie active et saine », selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Car même dans un pays riche comme le nôtre, la situation de certaines familles est tout à fait alarmante. « Le taux de pauvreté infantile en Belgique est l’un des plus hauts d’Europe, avertit Catherine Rousseau, chargée de projets à la Fédération des Services Sociaux. Un enfant sur sept grandit dans un ménage à risque de pauvreté monétaire et connaît des privations matérielles notamment en matière alimentaire. En Région Bruxelles-Capitale et en Région wallonne, c’est respectivement 20% et 18% des enfants qui vivent des situations de privation. »
Pour ces familles, la gratuité des repas scolaires peut réellement changer la donne en compensant des budgets alimentaires trop faibles.
C’est l’un des constats qui ressort d’une étude[4] menée par Anne-Catherine Guio, chercheuse à l’institut de recherche public LISER (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research). Elle a cartographié les politiques nationales de différents États membres de l’Union européenne en termes de fourniture de repas scolaires gratuits aux enfants en situation de pauvreté et d’exclusion sociale. Et en a montré l’impact.
Ainsi, en Grèce, « lors de leur entrée dans le programme, 64,2% des enfants étaient confrontés à l’insécurité alimentaire et 26,9% à la faim. Au cours de l’intervention, l’insécurité alimentaire a chuté de 6,5%. Et pour chaque mois supplémentaire de participation au programme, les chances de réduire l’insécurité alimentaire ont augmenté de 6,3% ».
Si l’idée de repas scolaires gratuits commence à être prise au sérieux, c’est parce que leurs effets sur la santé des enfants sont maintenant reconnus. La chercheuse explique qu’en Finlande et en Norvège, de vastes enquêtes ont montré qu’il y a un lien entre la mise en place des services de restauration scolaire gratuits pour tous les élèves et les habitudes alimentaires. « Les écoliers prenant des repas scolaires ont tendance à faire des choix alimentaires plus proches des recommandations nutritionnelles. » C’est particulièrement vrai chez les enfants au statut socio-économique faible.
Parmi les nombreux bénéfices à court terme, on voit que garantir l’accès à des repas scolaires gratuits réduit aussi l’absentéisme scolaire et améliore l’apprentissage. « Cela peut avoir un impact positif sur les résultats scolaires, en partie parce que les enfants n’ont pas faim et en partie parce qu’ils ont accès aux calories, vitamines, minéraux, protéines, etc. dont ils ont besoin », résume Anne-Catherine Guio.
Le nouveau décret de la FWB relatif aux repas gratuits fait lui aussi le lien entre sous-nutrition et réussite à l’école. Les enfants mal nourris risquent, plus que les autres, de manquer d’énergie, d’être fatigués, déconcentrés et irritables. « Il est constaté sur le terrain par des professeurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles que des enfants s’endorment en classe notamment car ils ne sont pas suffisamment bien nourris », peut-on lire dans l’exposé des motifs du décret.
Même s’il manque pour l’instant de données statistiques sur les avantages à long terme des repas scolaires, l’économiste du LISER mentionne un exemple en Suède où des chercheurs ont estimé les bénéfices d’un programme offrant des repas qualitatifs et gratuits aux enfants dans les années 1950 et 1960. « Les personnes exposées aux repas scolaires pendant toute leur scolarité primaire ont augmenté leur revenu sur toute leur vie d’environ 3%. »
Gratuits pour tous ou pas ?
Pourtant, tout le monde n’est pas d’accord sur le fait de rendre les cantines scolaires gratuites pour toutes et tous. Certains préféreraient que les parents des enfants favorisés financent en tout ou en partie les repas des enfants qui ne le sont pas. « Ce qu’on défend, c’est une gratuité ciblée et basée sur la solidarité, entame Sylvie Deschampheleire du Collectif Développement Cantines Durables (CDCD), qui a été choisi par le Gouvernement wallon pour lancer la filière potages-collations durables et gratuits dans les écoles wallonnes[1]. Une école pourrait décider d’instaurer un système similaire aux cafés suspendus : à chaque repas vendu, elle mettrait 10 cents dans une petite caisse qui couvrirait les repas des familles qui ne paient pas. »
Le problème, c’est que même en prenant une série de précautions pour rester discret sur le public aidé, le risque de stigmatisation existe. « Ce n’est jamais vrai qu’on ne sait pas qui paie ou non. Que cela soit l’économat ou la direction, il y a toujours quelqu’un qui est au courant, considère Christine Mahy, Secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Or, l’un des intérêts des repas chauds gratuits pour tout le monde, c’est que personne ne sait. On voit trop à quel point la boîte à tartine vide ou « mal » remplie est un élément qui permet à l’école de se mêler de la vie des parents. Même s’il y a de la bienveillance, c’est une façon de s’ingérer. Ou de susciter des remarques comme « Achètent-ils bien l’essentiel ? Ils sont capables de dépenser cet argent en écrans plats et pas en nourriture pour les enfants ». »
Parfois, la honte et la crainte de la stigmatisation sont tellement fortes qu’elles peuvent avoir de graves répercussions sur le budget des familles précarisées : « De peur que leurs enfants soient considérés différemment, certains parents dans la pauvreté vont préférer payer alors qu’ils n’en ont pas les moyens, et se mettre en difficulté avec d’autres factures », poursuit Christine Mahy.
« Nous voyons l’alimentation comme un bien commun qu’il faudrait sortir, au moins en partie, du système marchand. C’est un bien essentiel et social qui doit être accessible à toutes et tous, quelle que soit sa situation socio-économique, estime Catherine Rousseau qui fait un parallèle avec les allocations familiales. C’est reconnaître que la société a une responsabilité vis-à-vis de tous les enfants. La gratuité des cantines scolaires, c’est un exercice d’égalité sociale qu’on a peu l’occasion d’expérimenter dans la vie. »
On le voit, le décret de la FWB sur les repas gratuits à destination des écoles défavorisées répond à de réels besoins de la population. Merlin Gevers, chargé d’études à la Ligue des familles, souligne qu’auparavant, il n’existait pas de base légale pour financer un tel dispositif. « En termes de démocratisation de cette politique publique, l’avancée est réelle. » Toutefois, avec d’autres acteurs du monde associatif, il enjoint le politique à généraliser le projet aux autres écoles du fondamental (à l’indice socioéconomique 5 à 10), ainsi qu’aux établissements de l’enseignement secondaire, où des enfants précarisés auraient eux aussi besoin de repas gratuits.
Pas de gratuité sans qualité
Les associations actives dans le secteur plaident pour la gratuité des repas scolaires, mais toutes insistent sur le fait qu’en plus, ils doivent nécessairement être qualitatifs. C’est d’ailleurs un écueil de ce décret pointé par le CDCD : la mise en œuvre des critères durables des repas distribués gratuitement aux enfants. « Il y a des garanties théoriques, mais pas de contrôle de qualité ou de garantie de durabilité réelle. Il faut juste s’inscrire dans la dynamique Green Deal, autrement dit déclarer son intention et s’engager dans une labellisation devant conduire à être un peu plus durable », souffle Sylvie Deschampheleire. Elle est convaincue qu’un accompagnement opérationnel dans les écoles, en vue de mettre les objectifs en pratique, est absolument indispensable pour pérenniser les changements dans les cantines.
Se voulant rassurant, le cabinet de Frédéric Daerden nous indique qu’au 1er septembre 2028, les écoles devront se doter du label Good Food (à Bruxelles) ou Green Deal cantines durables (en Wallonie), ou bien répondre à un cahier des charges spécifique pour les « collectivités d’enfants » de la FWB. « Selon moi, la labellisation ne peut pas fonctionner comme moteur de transition alimentaire dans les écoles car cela veut dire qu’elles doivent tout prendre en charge. Il ne suffit pas de donner de l’argent et de laisser les gens se débrouiller », rétorque Sylvie Deschampheleire.
Xavier Gonzalez, porte-parole du ministre Daerden, répond que « les écoles doivent fournir un exemple de menu détaillé avec les quantités associées à chaque aliment couvrant une semaine et, si possible, une liste des fournisseurs de produits ». Cela risque toutefois de dépendre de la bonne volonté des écoles puisqu’aucune exigence minimale n’est requise en termes de prix justes aux producteurs, d’origine des produits ou de leur caractère biologique.
Conséquence : les subsides publics risquent de profiter aux sociétés de catering industrielles, si les écoles restent livrées à elles-mêmes. « Si c’est pour remplir les estomacs des enfants avec de l’agro-industrie et utiliser la gratuité pour ne pas changer de système… », craint Sylvie Deschampheleire. D’autant que le recours à ces grandes entreprises, comme Sodexo, n’est absolument pas prohibé. « On risque d’avoir des repas gratuits mais qui ne rencontrent pas les objectifs durables, de goût et de santé », en conclut-elle.
Notons tout de même que depuis le début de la législature, le budget de la FWB alloué aux repas scolaires a quadruplé. Un bel effort, mais comme il s’agit d’une enveloppe fermée, si toutes les écoles éligibles demandent le financement, il y aura obligatoirement un choix à faire parmi elles. Et ce, même si l’ensemble des établissements respectent les critères de sélection énoncés dans le décret. Ce que nous confirme le cabinet du ministre, qui tient à rappeler que « ce budget permet de financer tout même plus de 400 écoles actuellement ». Une logique pourtant discriminatoire pour les familles et les élèves, selon la Ligue des familles.
Des freins à lever
Aussi imparfait soit-il, le décret de la FWB a le mérite d’exister. Et surtout, il souligne à quel point les freins à la généralisation de repas de qualité gratuits dans toutes les écoles de l’enseignement fondamental sont nombreux.
Dans un premier temps, les directions des établissements doivent être convaincues du bien-fondé du dispositif et de sa faisabilité matérielle. Car si elles admettent l’idée que l’école a un rôle à jouer en matière d’éducation à l’alimentation et d’accès à une alimentation saine, 64% d’entre elles trouvent que se fournir en circuit court est compliqué à mettre en œuvre, et plus de la moitié estime qu’il est difficile de trouver des « produits qui respectent les producteurs », à en croire cette étude du ministère de la FWB[2]. En outre, 60% des directeurs pensent que le bio est trop cher pour en servir aux élèves.
Sylvie Deschampheleire, régulièrement confrontée à ces croyances, veut casser un mythe : faire des repas à base de matières premières plus qualitatives (bio, local) ne coûte pas nécessairement plus cher. « Comme on re-maîtrise les achats et les grammages, on limite considérablement le gaspillage alimentaire. On fait souvent faire des économies aux collectivités. » En ce qui concerne le recours aux producteurs locaux, tout l’intérêt d’une structure comme la sienne est justement d’accompagner les écoles en tenant compte de leurs réalités économiques, territoriales et sociales.
Mais cela ne suffit pas : il s’agit aussi de former et d’informer celles et ceux qui vont cuisiner et servir les repas aux enfants. « Chez les cuisiniers, il y a des réticences dues à la crainte de ne pas y arriver parce que cela prend plus de temps, ou qu’il va falloir s’adapter et anticiper beaucoup plus, prévient le chef cuistot Christian Joly. On peut comprendre qu’ils n’aient pas envie de changer leurs habitudes du tout au tout. Au début, ils disaient que le quinoa et les sauces pas industrielles, ce n’était pas bon. Mais grâce aux formations, leur opinion a évolué. »
Bénéficiaires de ces repas, les enfants doivent également être sensibilisés à l’importance d’une alimentation durable. « Grâce à l’appui du CDCD, on a organisé des visites chez des maraîchers et des activités de découpe de légumes », explique Virginie Polis, de l’administration communale de Grâce-Hollogne. « De mon temps, on avait encore bien un agriculteur dans la famille, donc on savait d’où venait le lait, la viande, etc., ajoute Christian Joly. Mais aujourd’hui, ce n’est plus évident pour les enfants : ils voient que tout vient du supermarché. Ces activités sont utiles car il faut leur montrer que derrière la nourriture qu’ils ont dans leur assiette, il y a des producteurs et des cuisiniers qui ont travaillé dur. »
Cultiver la cantine
Enfin, les parents doivent être rassurés par rapport à leurs doutes sur la qualité des plats gratuits servis à leurs enfants. Selon une étude commandée par le cabinet du ministre Daerden en septembre 2020, 10% des parents valident la gratuité comme critère décisif pour inscrire leurs enfants à la cantine. Pourquoi la gratuité ne suffit-elle pas ? Si le prix est un frein pour certains, pour les ménages plus aisés en revanche, c’est plutôt l’image négative de la cantine scolaire qui est en cause. Manque d’hygiène et d’équilibre nutritionnel sont les griefs les plus fréquents.
« Beaucoup s’imaginent que la cantine, c’est d’office industriel, comme ça pouvait l’être à leur époque, regrette Christian Joly. Les accueillantes nous disent même que certains parents, de peur que leur enfant n’aime pas le menu de la cantine, glissent des tartines dans le cartable, au cas où. » Avec la gratuité, une dévalorisation de la nourriture est en effet à redouter. La sensibilisation au gaspillage dans les écoles est un enjeu majeur : dans les cantines scolaires, 120 à 180 grammes par assiette et par jour sont jetés à la poubelle, selon GoodPlanet Belgium, membre du CDCD.
Cela étant dit, ces craintes émanent, pour l’essentiel, des couches privilégiées de la population. Les autres ne peuvent sans doute pas se payer le luxe de ce genre de considérations. « Ce sont surtout les parents des milieux bourgeois qui sont contre les repas gratuits pour tous car ils se méfient de la qualité et veulent avoir le choix individuel absolu du repas donné à leurs enfants. Il faut défendre que l’école a un rôle à jouer en termes d’habitudes collectives alimentaires », souligne cette source qui a été amenée à défendre la gratuité des repas scolaires.
Pour réhabiliter les repas pris à l’école, il faudrait (re)créer une véritable culture de la cantine. Car « pour une partie de la population, le repas complet est un repas chaud qui se prend le soir, et en famille », peut-on lire dans le rapport du ministère de la FWB cité plus haut.
Plus fondamentalement, il faudrait s’attaquer à la faible fréquentation des élèves aux repas complets. À l’heure actuelle, les écoles de la FWB peuvent organiser le service de restauration comme bon leur semble, puisque le temps de midi est un temps extra-scolaire. Alors qu’un grand nombre d’écoles (85%) « fournit quelque chose à manger aux élèves », et que parmi celles-ci, 85% proposent des repas complets chauds[3], le taux de participation des enfants est d’à peine 10 à 15%, d’après les observations de terrain du CDCD. Or, il faudrait atteindre minimum 30% pour qu’une cantine soit pérenne.
Une faible participation qui n’est sans doute pas sans lien avec la forte externalisation de la confection des repas et le manque d’infrastructures en FWB : 78,4% des établissements de l’enseignement fondamental font appel à un prestataire externe. Et une grande partie des repas arrivent même déjà chauds. Car dans certaines écoles, il n’y a tout simplement pas de cuisine.
Défis pratico-pratiques
Distribuer des repas scolaires gratuits et qualitatifs créerait par ailleurs une émulation collective autour du circuit court, en offrant de véritables débouchés aux producteurs locaux engagés dans une démarche de durabilité. Encore faut-il pouvoir organiser l’acheminement de leurs produits dans les cantines qui ne sont pas toujours au fait de la réalité agricole.
Outre ces freins logistiques, le cadre réglementaire actuel n’encourage pas la relocalisation alimentaire dans les collectivités publiques. « Les marchés publics sont très peu adaptés à l’alimentation et sont soumis à des procédures très formelles. C’est compliqué d’y répondre, même pour les coopératives… Et donc encore plus pour les petits producteurs isolés », explique Simon Lechat, juriste chez Manger Demain, où il accompagne les candidats mais aussi les acheteurs publics dans la passation de leurs marchés. Il les aide à intégrer des critères de durabilité ou à rédiger les appels d’offre pour permettre aux producteurs locaux d’y répondre.
Le droit européen – et ses principes du droit de la concurrence – impose des règles à respecter lors de l’attribution des marchés publics. Comme il est interdit de discriminer un prestataire sur base de son origine géographique, on ne peut exiger que seuls des producteurs locaux candidatent. « Mais on peut inclure une série de critères objectifs qui les favorisent de fait : le nombre d’intermédiaires, la saisonnalité des produits, un certain mode d’élevage, etc. Ce sont des acrobaties juridiques pour contourner la réglementation », admet Simon Lechat. C’est pourquoi Manger Demain, avec d’autres, plaide pour la mise en place d’une « exception alimentaire » dans les marchés publics, afin de permettre aux collectivités de se fournir plus aisément auprès de producteurs locaux.
Pour augmenter la part de produits durables dans les repas cuisinés dans les cantines de collectivité, la Wallonie prolonge son projet coup de pouce « Du local dans l’assiette » jusque fin 2024. Elle rembourse ainsi 50% des dépenses en produits locaux issus de circuits courts, et 70% s’il s’agit de produits bio locaux. Un financement qui est toutefois plafonné à 0,5€ par repas.
Reste une question cruciale : la gratuité des repas scolaires est-elle finançable à long terme ? Elle continue en tous cas de susciter le débat. D’après le CDCD, il faudrait 240.500.000€ pour le fondamental[4] et le double pour le secondaire. Pour l’économiste Anne-Catherine Guio, qui a fait des estimations pour la Belgique, il faudrait 241.947.000€ pour fournir un repas gratuit, cinq fois par semaine (même pendant les vacances), à tous les élèves du primaire et du secondaire vivant dans la pauvreté. « Cela ne représente que 1,15% des dépenses publiques en matière d’éducation ou 2,33% de celles liées à la protection sociale des familles et des enfants. » In fine, ce sera aux femmes et hommes politiques de décider s’ils veulent soutenir l’accès à la cantine scolaire de qualité pour tous les enfants, et en faire un vrai droit.
[1] En Wallonie, les acteurs en lien avec les cuisines de collectivités qui s’engagent dans une démarche de durabilité peuvent obtenir le label Green Deal cantines durables, grâce auquel ils peuvent bénéficier de formations. Il existe un équivalent à Bruxelles, le label Good Food.
[2] Ce projet-pilote du Gouvernement wallon est reconduit jusqu’en juin 2024 et il a gagné en ampleur puisque quatre fois plus d’écoles distribueront gratuitement des collations saines aux enfants en situation de précarité.
[3] Il s’agit des implantations relevant des 25% d’écoles dont les publics sont les plus défavorisés.
[4] A.-C. Guio, « Free school meals for all poor children in Europe : An important and affordable target ? », Children & Society, 2023, no 37.
[5] Nous vous en parlions dans notre numéro 9 (mars 2022).
[6] « Étude sur l’alimentation pendant la pause de midi au sein des écoles maternelles, primaires et secondaires », Direction de la Recherche, Secrétariat général, octobre 2020.
[7] D’après le dernier rapport du Ministère qui date de 2020.
[8] 500 000 (nombre d’élèves de l’enseignement fondamental en FWB) X 130 (jours de repas) X 3,70 (en euros, soutien proposé par le ministre Daerden dans l’appel à projets sur les repas gratuits).