La fascia trasformata (« bande transformée »), cœur de l’agriculture intensive en Sicile, avec ses 5200 entreprises agricoles, s’étend sur 80 km de côte. Ses fruits et légumes alimentent la grande distribution partout en Europe. Dans une Italie gouvernée par l’extrême-droite et gagnée par la xénophobie, les ouvriers agricoles étrangers n’y ont jamais été aussi indispensables. Cette agriculture sous serres dépend massivement de cette armée de travailleurs sans droits, amenée à grossir chaque année dans un pays vieillissant.
Enquête | Augustin Campos, rédacteur-journaliste
Stéphanie Ludwig, photo-journaliste
Cette enquête est au sommaire du nouveau numéro de Tchak (été 2024).
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Il suffit de voir son indécision et la peur qui imprègne chacun de ses coups d’œil à droite et à gauche pour deviner la vulnérabilité de Mounir. Lorsqu’en cette mi-journée ensoleillée de mars, cet homme tunisien à la silhouette rabougrie nous retrouve au bout d’une bande d’asphalte mangée par le sable chaud de la Méditerranée, il n’est pas serein. Pour s’extirper des 12 m² qui lui servent de chambre partagée et échapper à la vigilance de son patron, il a dû prendre un chemin de traverse. La plage est synonyme d’un peu de répit, dans cet oppressant labyrinthe de serres de l’est de la Sicile qui n’en finit plus depuis plus de cinquante ans d’user les âmes et les corps que l’on devine à travers la nappe de plastique.
La fascia trasformata (« bande transformée »), cœur de l’agriculture intensive sicilienne avec ses 5200 entreprises agricoles, s’étend sur 80 km de côte. Sur des pans entiers de celle-ci, l’expansion des tunnels de plastique n’a été freinée que par le sable de la plage. Chaque année des dizaines de milliers de tonnes de fruits et légumes sont exportées dans toute l’Europe depuis l’immense marché de gros de Vittoria.
C’est l’une des principales concentrations de serres en Europe, avec l’Andalousie. Moteur économique de la région, ce modèle d’agriculture polluante, dans lequel le bio est marginal, ne pourrait fonctionner sans les mains laborieuses étrangères exploitées.
« Je me sens ici comme un sans-papiers »
Dans une Italie vieillissante où la question de l’immigration vire à l’obsession, sous l’impulsion de la présidente du conseil, Giorgia Meloni, leader du parti néo-fasciste Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), les tenants de discours haineux et racistes doivent se rendre à l’évidence : les étrangers sont indispensables à l’économie italienne.
À l’échelle de la Sicile, la pêche, la restauration et surtout les secteurs des services à la personne et de l’agriculture dépendent très largement des immigrés. Officiellement, plus de 28.000 employés agricoles sont enregistrés dans la seule province de Raguse, dont la moitié d’étrangers, et une majorité de Tunisiens. En réalité, des milliers d’autres triment sans papiers et vivent souvent entre les serres, là où la loi a tant de mal à pénétrer. Invisibles de tous, à tel point que le syndicat CGIL, pourtant bien renseigné, est incapable d’estimer leur nombre.
Hamdi fait partie de ceux-là. Lorsque nous le rencontrons, le jeune Tunisien rentre du travail. Aujourd’hui, il a récolté des tomates, « pour 5 euros l’heure, sans papiers », dans les serres de l’entreprise où il s’éreinte depuis deux ans. « C’est un boulot de merde, il fait trop chaud à l’intérieur maintenant », lâche-t-il sèchement, alors que le mois de mars vient à peine de commencer lorsque nous le croisons.
Pour sortir de là, il doit marcher le long d’une route qui se faufile entre les immenses boyaux de plastique, dangereusement frôlé par les nombreuses camionnettes chargées des récoltes de tomates, poivrons et autres courgettes.
Des morts chaque année
Le long de routes comme celles-ci, chaque année, de nombreux travailleurs étrangers meurent percutés par des véhicules traversant la Sicile, la Calabre ou les Pouilles, à vélo, en trottinette électrique ou à pied. La dernière victime en date, un ouvrier sénégalais à vélo, a été renversé par un camion en février 2024 sur l’un des axes les plus dangereux de la région, très emprunté par les ouvriers agricoles. Il a eu droit, comme les autres avant lui, à une brève dépêche dans les journaux locaux. Hamdi ne s’attardera pas, car la navette payante – souvent 10 euros aller-retour – qui va le ramener en ville va bientôt passer.
Quand il est arrivé en Sicile, Mounir, lui, pensait qu’il serait logé à une autre enseigne, puisqu’il est venu avec un visa. On lui avait dit : « Ne t’en fais pas, tu auras tout, logement et travail. » Et pourtant. Les pieds dans une dune, les yeux rivés sur la Méditerranée qui le sépare de sa terre natale, là-bas, à moins de 300 km, où il a passé toute sa vie, le Tunisien, du haut de ses 49 ans, se sent ici « comme un sans-papiers », enfermé la plupart du temps dans le cube de béton qu’il partage avec un ami et un autre compatriote, à proximité immédiate des serres de son employeur.
Ce dernier, qui l’a fait venir avec un visa saisonnier – convertible ensuite – l’a sommé de chercher du travail ailleurs sans explication, et de quitter sa piaule de misère immédiatement.
« Si je veux sortir, il vaut mieux partir à 6 h du matin quand tout le monde dort, et je dois rentrer la nuit, pour que le patron et les autres employés ne me voient pas », raconte ce père d’un enfant de 6 ans resté avec sa femme dans sa ville côtière du nord de la Tunisie.
Arrivé en octobre, il a pourtant patienté de longs mois sans travail, puis courbé l’échine huit heures par jour, quatre jours durant, payés « 20 euros chacun », pour désherber. « À ne plus pouvoir en dormir le soir tellement ça faisait mal », murmure l’homme aux grands yeux noirs et tristes. Mais cela s’est arrêté là.
+ Enquête | Belgique : dans les serres flamandes, des saisonniers agricoles maltraités
Un visa contre 5.000 euros
Mounir ne voulait pas se retrouver à la rue. Alors il se cache. Damné. Dans l’attente d’une opportunité de travail et de logement, au moment où nous le rencontrons. Et ruiné.
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Le piège tunisien
Il y a quelques mois, Gaëlle Henkens, photojournaliste free-lance qui travaille notamment avec Tchak, s’est rendue en Tunisie pour enquêter sur le sort réservé aux migrant·es. Ceux-là et celles-là mêmes qu’on retrouve en Italie (lire l’enquête d’Augustin Campos ci-dessus) ou ailleurs en Europe. Voici ce qu’elle nous en a raconté, en quelques lignes…
« Alors que l’Europe manque de main-d’œuvre, elle finance à hauteur de 105 millions d’euros l’État tunisien pour endiguer le flux migratoire à travers la Méditerranée. Pourtant, au nord de Sfax, deuxième plus grosse ville du pays, une véritable industrie de la migration s’est développée.
À la suite du discours raciste du président Kaïs Saïed, en février 2023, et la vague de violence qui s’en est suivie, de nombreuses personnes subsahariennes – dont des enfants – ont été expulsées dans la zone rurale voisine de Jebeniana. Elles y survivent dans des campements de fortune construits au cœur des oliveraies, en attendant de pouvoir embarquer.
Les passeurs ne font pas partie de la grande criminalité, mais plutôt de petits réseaux locaux composés d’autochtones associés à des intermédiaires. La plupart du temps, il s’agit de personnes précarisées qui saisissent l’opportunité de gagner un peu d’argent sur le dos des migrants et des migrantes.
Ces derniers mois, la situation n’a cessé de se dégrader pour les personnes noires. Sortir des campements les expose aux arrestations arbitraires et aux déportations en plein Sahara, combinées à vols et des passages à tabac par les forces de l’ordre.
Fil conducteur de cette violence qui conduit parfois à la mort, les stratégies d’un État qui cherche à satisfaire tant l’Union européenne, en gardant ses frontières fermées, que l’opinion publique tunisienne, en luttant contre le fantasme politiquement construit de « l’invasion noire ». Le tout en maintenant les migrants et les migrantes dans la zone de départ, ce qui permet à l’économie locale de prospérer.
Pour ces êtres humains en quête de travail et d’avenir meilleur, un véritable piège. »
+ d’Info | G. Henkens, « Le Piège tunisien des migrants », La Libre Belgique, 06/03/2024.
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