Le circuit court était déjà en pleine croissance. Grosse accélération avec la crise liée au Covid-19, qui a révélé la nécessité de relocaliser l’alimentation. Un bon timing pour professionnaliser les structures. Voici les cinq chantiers pour enraciner le modèle, parmi lesquels l’accompagnement des producteurs et l’intégration des nouveaux consommateurs.
Catherine Dethine Journaliste | catherinedethine.cd@gmail.com
Dans le circuit court, personne n’est dupe. Si certains consommateurs ont poussé la porte des producteurs locaux et des coopératives, c’est d’abord pour fuir la grande distribution, sa clientèle de masse et le risque de contamination.
Mais qu’importe, il y a aussi tous les autres : « Ceux qui ont vu la fragilité d’une économie mondiale à flux tendu et qui ont été satisfaits par la qualité et le service que nous proposons », analyse Benoît Dave, co-directeur de la coopérative Paysans-Artisans (Namur).
Une mobilisation payante tant un nouveau public a découvert la vente en direct. Reste à transformer l’essai dans la durée, tout en venant en aide à des producteurs qui, en temps normal, turbinent déjà à fond du printemps à l’automne.
Voici cinq grands chantiers pour y arriver.
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1. Mutualiser les moyens
Pour grandir, il faut s’accorder de l’espace et mutualiser les moyens. Exemple au siège de la coopérative namuroise, à Floreffe. Le Covid-19 y a donné un solide coup d’accélérateur : on planche (déjà) sur un 3e hall pour cette année, alors que le second a été inauguré voici quelques mois seulement. Paysans-Artisans travaille également sur un projet immobilier et coopératif prévu sur un des zonings du Bureau économique de la Province (BEP), à Suarlée. Petit abattoir de volailles, légumerie, conserverie et bocalerie feront partie de cette « Fabrique Circuit-Court ».
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Même souci de mutualisation au RATaV (Réseau Aliment Terre de l’arrondissement de Verviers), où l’on envisage la construction d’un hall de stockage et d’une chambre froide. « On ne peut pas revivre cette situation ad vitam, commente Renaud Keutgen, coordinateur des projets du RATaV. C’est trop rock’n’roll. On a besoin de faire évoluer notre infrastructure. » Une étude de marché vient ainsi d’être lancée par le RATaV et la Ceinture-Aliment-Terre Liégeoise auprès des producteurs, pour mieux cerner leurs besoins. Résultats attendus fin juin.
Cette volonté de collaboration, on y songe aussi du côté du Réseau Solidairement (province du Luxembourg), où l’on travaille désormais avec le marché de producteurs Li Terroir. La réflexion se prolonge via le Collectif 5C[1] et la création de centres logistiques régionaux (stockage, distribution et transports). La réflexion est complexe car à géométrie variable. D’une coopérative à l’autre, les réalités de terrain sont parfois bien différentes. Ainsi, quand certaines ont déjà commencé à mutualiser les transports entre producteurs, d’autres calent parfois. « On a été confronté à des cas où il est impossible de concilier transport de fromages et de légumes », explique Laurence Lewalle, responsable des 90 GASAP[2] à Bruxelles.
2. Venir en aide aux producteurs
Entre les commandes qui explosent et certaines rentrées qui ont disparu, les producteurs ont dû jongler. Cela risque d’être encore le cas ces prochains mois. D’où l’importance de les accompagner au mieux sur la commercialisation. Sur ce volet, les GASAP bruxellois ont rebondi en leur ouvrant grand les portes. « Vu la fermeture de l’Horeca et des marchés, nous avons demandé à nos producteurs de nous fournir en panier toutes les semaines au lieu de tous les 15 jours », continue Laurence Lewalle.
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Un ticket gagnant-gagnant puisque le nombre de mangeurs a fortement grimpé. Cerise sur le gâteau : face à la pénurie de produits, ces producteurs ont eux-mêmes joué la carte de la solidarité. « Les producteurs ne se sont pas opposés à ce que l’on fasse appel à leurs collègues pour pallier les manques », se félicite la responsable.
Autre défi à relever : à la longue, un risque d’épuisement, surtout s’il faut maintenir ce niveau de production. Bref, il faudrait que les producteurs puissent relâcher la pression. Le circuit court se doit donc de trouver des solutions, notamment en matière de terme de main-d’œuvre. Du côté de Verviers, on compte ainsi mettre sur pied, dès septembre, une formule d’emplois partagés. Un « groupement d’employeurs » va être constitué, et une ASBL servira d’interface entre ceux-ci et les candidats au travail.
Même ouverture à l’emploi du côté du Réseau Solidairement (Luxembourg). Dans ce cas précis, c’est Nov’Ardenne, le Groupe d’action locale (GAL) présent sur les zones agro-géographiques Ardenne et Famenne, qui prend en charge ce volet.
Initiative intéressante, encore, à Namur : la formation d’ouvriers maraîchers fruiticulteurs en circuit court, orchestrée conjointement par Paysans-Artisans, le BEP, le CPAS de Namur et le Forem.
À côté de ces initiatives, l’apprentissage par les pairs, sur le terrain, prend aussi tout son sens si l’on veut défendre les valeurs du circuit court. Exemple à Bruxelles : « Une productrice en quarantaine a créé un outil informatique pour gérer la plantation de ses légumes de saison, évoque Laurence Lewalle. C’est loin d’être une anecdote. »
3. Professionnaliser les réseaux
Développer le circuit court passe aussi par une professionnalisation des réseaux. Faire appel à des consultants n’a désormais plus valeur de « gros mot » dans le milieu des coopératives. Ainsi, à Namur et à Verviers, on fait appel à l’expertise en externe : Logistics in Wallonia (pôle de compétitivité dédié au secteur du transport, à la logistique et à la mobilité) est désormais impliqué dans la réflexion.
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Ce qui est recherché ? Un regard externe, une professionnalisation et des solutions, sans pour autant se détourner des valeurs défendues par le circuit court. Avant la crise, le secteur était déjà en pleine croissance. Un palier a été franchi, révélant la nécessité d’adapter les structures sans pour autant se calquer sur les critères classiques de la grande distribution.
La professionnalisation du circuit court passe également par une meilleure communication. En face, la grande distribution mise ses slogans et ses campagnes sur le « consommer local ». Mensonge, rage-t-on du côté des circuits courts ; « Nous n’avons pas leur force de frappe mais les gens ne sont pas dupes », confie-t-on. Les coopératives tablent toutefois sur la création d’un label de distribution en circuit court. La réflexion est en route.
4. Faire changer la réglementation
Autre gros chantier pour faire avancer le circuit court, celui lié aux réglementations sur la sécurité de la chaîne alimentaire, dont l’AFSCA[3] est garante. Exemple avec Farid Everaerts, éleveur à la Ferme du Tilleul (Seloignes). Voici moins d’un an, il y a ouvert une petite boucherie, de 3 mètres sur 3. Son problème : « L’AFSCA a exactement les mêmes exigences pour moi que pour une grosse structure. J’ai la même check-list qu’une boucherie Renmans. »
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On en arrive à un stade où, comme le regrette Benoît Dave, « on est soumis aux mêmes normes que l’industrie mondialisée. Si on ne veut pas connaître un coup d’arrêt dans le développement du circuit court, il est urgent d’adopter une réglementation assouplie pour les petits producteurs et les petits distributeurs. »
Sur ce point, un travail d’analyse et de rédaction de propositions est en cours au sein du Collectif 5C, en collaboration avec DiversiFerm.
5. Accompagner la prise de conscience
Ces deux derniers mois, de nombreux nouveaux consommateurs ont franchi le cap de l’achat en direct auprès de producteurs. Reste à ancrer et maintenir ce lien, via un travail d’éducation permanente. Cela passe par l’organisation de soirées-débats, de rencontres avec des producteurs ou de visites sur le terrain. Le tout en veillant à ne pas oublier certains publics. Il s’agira par exemple d’intégrer les habitants des quartiers populaires. « On ne veut pas travailler uniquement pour les classes moyennes, souligne Benoît Dave, de Paysans-Artisans. Et ce n’est pas seulement un problème de prix, mais aussi de se mettre en capacité de co-construire les projets avec les habitants. »
Même volonté de travailler sur la conscientisation à la Botte Paysanne, un comptoir installé à Sivry. « Cela permet aux mangeurs de découvrir la réalité du terrain, le quotidien des producteurs, la dimension de l’engagement de chacun dans une filière, mais aussi dans l’acte “d’acheter” et “de manger”, qui prend plus que jamais une dimension politique pour chacun », explique Catherine Tellier. Exemple avec cette remise en question du nombre exponentiel de produits affichés dans les grandes chaînes. « Quel en est le sens ? A la Botte Paysanne, nous avons de quoi nourrir les gens pendant une semaine avec nos propres produits locaux. »
À la Botte Paysanne, on avance avec philosophie
Un vendredi midi, rue Grand Thumas, à Sivry. C’est dans l’ancienne étable de ses grands-parents que Catherine Tellier orchestre le ballet des producteurs et artisans de La Botte Paysanne. Un comptoir où, dans quelques heures, quelque 140 personnes vont se succéder pour faire leurs courses.
La fréquentation du magasin a explosé ces deux derniers mois. « Nous avons été très heureux d’accueillir ces nouveaux clients, ces nouveaux mangeurs, ces nouveaux estomacs », se réjouit d’ailleurs Catherine.
« Ce que les consommateurs ont retrouvé chez nous aussi, c’est la dimension humaine et la qualité d’un contact franc, sans détour ni faux semblant commercial, et direct avec les producteurs, poursuit Catherine. Avoir un visage derrière un produit redonne confiance dans la nourriture. Ici, elle ne vient pas du bout du monde, elle n’est pas emballée et réemballée, soupesée, transbahutée, chargée, déchargée par 2 000 mains sans visages.»
Pour augmenter son offre, la coopérative s’est en partie réorganisée. « Nous avons cherché de nouveaux producteurs, nous avons demandé à ce que les livraisons se fassent plus vite, ou encore allongé les plages horaires », raconte encore l’organisatrice.
La suite ? Le défi de la Botte Paysanne ne sera pas nécessairement le même qu’ailleurs, preuve qu’une coopérative n’est pas forcément l’autre. « Nous sommes une petite structure, observe Catherine. Notre idée n’est pas de grandir indéfiniment, de devenir une sorte de grande surface. Ce n’est pas non plus de construire un nouveau hangar, d’acheter de nouvelles machines. On est trop fragile pour nous lancer dans pareils investissements. Nous, ce qu’on veut, c’est plutôt multiplier les initiatives. Et notamment aider les producteurs à s’installer et à mieux travailler ensemble. »
[1] Collectif 5C : Collectif des Coopératives Citoyennes pour le Circuit Court.
[2] GASAP : Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne.
[3] AFSCA : Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Alimentaire.