Dans le numéro 6 de Tchak (été 2021), nous avons publié un dossier intitulé « Belhaize, le piège dans lequel il ne faut pas tomber ». Un décryptage sur la campagne « Belhaize » orchestrée par Delhaize au printemps. Selon la chaîne, une façon de remercier les 1 600 producteurs belges avec qui elle travaille. A première vue, un clin d’œil plutôt sympa, expliquions-nous; mais à bien y regarder, un discours qui met le pied dans une plate-bande nationaliste. Nous avons demandé son point de vue à Roel Dekelver, le porte-parole de la chaîne (*).
Yves Raisiere, journaliste | yrai@tchak.be
Roel Dekelver… Vous êtes porte-parole de Delhaize Belgique. Votre campagne Belhaize, c’est un peu Belgium first. Le mot « belge » figure 30 fois dans le communiqué initial. LA chaîne ne confond-elle pas local avec nationalisme ?
Cela n’a rien à voir avec du nationalisme ! On ne dit pas, par exemple, que les tomates ou le fromage qui proviennent de France ne sont pas bons. Non, pas du tout. Et ce n’est pas non plus une simple campagne marketing. Si nous avons choisi mettre nos 1600 producteurs belges à l’honneur, c’est tout simplement parce que nos clients veulent manger des produits diversifiés, de qualité et à leur goût. Et nous en avons chez nous, qui soulignent l’expertise et l’innovation de nos producteurs. Un constat d’autant plus relevant dans un monde où tout s’internationalise.
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Toutes les enseignes de la grande distribution disent travailler main dans la main avec les producteurs nationaux et/ou locaux. Dans la réalité, on est tout de même loin du compte…
En ce qui concerne Delhaize, je ne suis pas d’accord. 70% de nos produits sont d’origine belge, en ce sens qu’ils sont produits ou fabriqués sur le sol belge. Vous pouvez challenger les autres retailers, je ne pense pas qu’ils puissent afficher des résultats pareils.
Comment fallait-il lire cette campagne de com’ de Delhaize alors ?
Vous savez, chacun regarde le verre à moitié vide ou à moitié plein. Ici, nous avons voulu montrer que ce verre était déjà à moitié rempli. Ce ne sont pas des comédiens que nous avons mis en avant, mais 1 600 vrais producteurs contents de travailler avec Delhaize. Attaquer cette campagne revient d’ailleurs à les attaquer. Cela dit, il y a toujours moyen de faire mieux, et c’est ce que nous comptons faire.
Ça vous énerve, ces critiques ?
Je trouve que c’est un peu facile d’attaquer les grandes surfaces alors qu’elles créent beaucoup de valeur ajoutée. Par exemple, chez Delhaize, nous avons choisi de mieux payer les producteurs. Nous donnons aussi du travail à 32 000 collaborateurs, sans compter les emplois indirects. Et le fait que 70 % de nos produits proviennent du pays, cela représente un montant de 3 milliards qui reste dans l’économie belge. C’est un win-win pour tout le monde.
Dans votre campagne, vous dites que vous payez mieux les producteurs… Agriculteurs et syndicats agricoles dénoncent, eux, une pression générale sur les prix. C’est faux aussi, ça ?
Je le redis : notre objectif, c’est tout de même que les producteurs puissent gagner un peu plus, pour pouvoir développer leur business. En même temps, on doit proposer à nos clients des prix qui restent compétitifs par rapport à la concurrence. Et entre les deux, nous avons, nous aussi, des coûts à assumer : le personnel, les bâtiments, le transport, l’emballage, la communication. Vous savez, on travaille dans un secteur où les marges sont assez faibles. On parle de 2,5 ou 3% en moyenne. Ce n’est pas beaucoup (NDLR : cela n’a pas empêché les actionnaires de Delhaize de toucher des dividendes record en 2021 – 990 millions).
Et donc, Delhaize ne fait pas pression sur les prix ?
Pour les produits qui sont vendus sur le marché général, on suit les prix du marché. Mais dans les contacts directs avec nos fournisseurs, c’est toujours une négociation. On regarde si c’est un prix juste pour chaque partie : le producteur, le client et Delhaize. Mettre la pression sur le fournisseur, c’est contreproductif, parce que ça met en péril son business. Ce que Delhaize veut, ce sont des contrats à long terme, de vraies relations professionnelles, qui permettent d’avoir des volumes garantis et de la qualité sur plusieurs années, tout en permettant, s’il le faut, certaines adaptations. Changer chaque mois ou chaque année de fournisseurs ne permet pas d’installer une relation de ce type.
Delhaize se dit prête à travailler avec ceux qui ont un volume suffisant pour alimenter ses 750 magasins. Cette condition n’écarte-t-elle pas d’emblée les petits producteurs mis en avant ?
Les 1600 producteurs belges dont on parle dans le communiqué sont, de fait, capables de nous fournir un certain volume. Sans cela, impossible de faire une campagne nationale. Comment communiquer à nos clients qu’ils vont pouvoir disposer de tel ou tel produit de qualité – par exemple une moutarde locale – si nous ne sommes pas sûr de pouvoir l’afficher dans tous nos magasins ? Pour Delhaize, c’est capital de s’assurer d’une disponibilité suffisante. Et pour le producteur, c’est une opportunité d’agrandir son business.
C’est un fameux volume tout de même.
Oui, c’est vrai. Cette capacité à pouvoir nous livrer un volume suffisant est un point important de la discussion avec un nouveau fournisseur. Sa capacité, aussi, à grandir. Parce que si le succès est au rendez-vous, on doit avoir la garantie qu’on peut répondre à la demande. Nous ne voulons pas frustrer nos clients ou leur faire des promesses que nous ne pouvons pas tenir.
Donc l’accès à vos magasins reste tout de même difficile pour les petits producteurs mis en avant…
Ceux-là ont la possibilité de travailler en direct avec nos magasins affiliés, qui sont gérés par des indépendants. Pour travailler au niveau régional, par contre, il y a besoin de faire un peu de volume.
Votre campagne parle aussi du respect de la saisonnalité. Dans la pratique, Delhaize est loin du compte…
Ce respect de la saisonnalité reste un challenge. Il dépend aussi du comportement des clients. Ce sont eux qui décident de ce qu’ils veulent dans leur assiette. Pendant la belle saison, on met en avant les produits belges ; pendant l’hiver aussi, mais c’est assez limité. Avec les volumes dont nous avons besoin, on est parfois obligé d’aller chercher ailleurs. Mais si c’est possible, on donne la priorité aux producteurs belges, que ce soit en saison ou hors saison.
Quel est le regard de Delhaize sur le circuit court ?
C’est important de supporter les producteurs locaux, de pouvoir compter sur leur expertise. Reste que le circuit court, ce n’est pas toujours possible pour nous, du moins dans une version romantique, à très petite échelle, où on commande au producteur du coin. Encore une fois, pour une plus grande structure comme Delhaize, avec pas loin de 800 magasins et plus de 20 000 produits, nous avons besoin d’une constance sur les volumes, la disponibilité et la qualité. Cela dit, Delhaize travaille avec des coopératives un peu plus grandes, par exemple sur le lait bio et le bœuf bio.
* Interview réalisée en juin.