Des cours trop centrés sur l’aspect technique et le productivisme, pas assez de terrain ni de sciences humaines : voilà en substance les critiques émises par la majorité des étudiants qui suivent le cursus de bioingénieur et qui ont répondu à notre appel à témoignages. Face à ces griefs, comment leurs professeurs réagissent-ils ? Et que raconte cette révolte de notre société ?
Sang-Sang Wu, journaliste | sang-sang@tchak.be
À la fin de cet été, nous avons lancé un appel à témoignages en vue de récolter le point de vue des étudiants bioingénieurs. En Belgique francophone, trois universités organisent cette formation : l’Université de Liège, l’Université catholique de Louvain et l’Université libre de Bruxelles (voir ci-contre). Nous désirions connaître leur avis sur le contenu de leurs cours, mais également sur leurs aspirations pour leur vie professionnelle à venir. En tout, nous avons récolté une cinquantaine de réponses et avons basé cet article sur les critiques les plus récurrentes qu’ils ont formulées.
Un certain nombre d’étudiants sondés nous ont dit avoir ressenti un manque de lien avec le terrain. « On peut être diplômé bioingénieur en ayant fait neuf semaines sur le terrain au cours de sa formation, déplore Camille Cossement, diplômée de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège) en septembre 2022. Après, c’est variable en fonction des cours et options que l’on choisit, mais quand on est 30 étudiants à visiter une exploitation agricole, ça ne nous met pas en contact avec la réalité. Contrairement au stage en ferme où on doit se lever le matin pour traire. Si on ne le vit pas, on ne se rend pas compte de ce que c’est, et le jour où on se retrouve dans une structure de décision, on peut difficilement être pertinents. »
Philippe Baret, professeur à l’UCLouvain, ne voit pas les choses sous cet angle : « Pour moi, comme leur but est de comprendre les systèmes alimentaires, leur terrain n’est pas les fermes, mais bien le Parlement européen, par exemple. Mais si je leur propose ça, ils ne vont pas trouver ça intéressant car ce n’est pas du vrai terrain, d’après eux. Il y a une tension entre la frustration d’être entre les murs d’université et ce dont ils ont vraiment besoin pour leur carrière. »
Et c’est peut-être la question de l’identité professionnelle qui est ici en jeu. « Quand les profs parlent de notre avenir professionnel, c’est pour dire « Quand vous serez consultant ou conseiller ». Jamais on ne nous parle de reprendre une ferme, de s’installer comme maraîcher. J’ai l’impression qu’on étudie pour faire le constat qu’il n’y a plus d’agriculteurs, mais qu’on ne nous enseigne pas à trouver de solution », regrette Marie-Aline Cornu, bioingénieure diplômée de l’UCLouvain.
Guillaume Lobet, jeune prof dans cette même université, insiste sur le fait que l’institution n’a pas vocation à former les étudiants à une pratique professionnelle, quelle qu’elle soit. « En sortant de chez nous, ils ne pourront pas être maraîchers, pas plus que conseillers à la FAO ou analystes chez GSK. On n’est pas compétents pour les former à ces métiers car on n’y travaille pas nous-mêmes. Nous, on les forme pour être les plus polyvalents possible et on leur fournit le bagage théorique nécessaire pour qu’ils puissent décider de ce qu’ils doivent faire en sortant des études, en fonction de leurs sensibilités. »
L’enseignant pense qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les voies à suivre car « il n’y a pas de consensus scientifique sur le modèle à privilégier ». Autrement dit, tout serait une question d’échelle : si le retour à la paysannerie s’inscrit dans une perspective locale, il est aussi utile d’agir à l’échelle globale, en utilisant notamment des outils de modélisation et de quantification. Il insiste sur l’importance de développer l’aspect « multi-échelle » et d’articuler les logiques micro et macro.

Agroécologie et paysannerie négligées
Issue du monde agricole, Camille Cossement craint pourtant une scission entre le milieu universitaire et le monde paysan, et plaide pour une revalorisation des métiers liés à la production : « C’est bien beau d’avoir des gens qui conseillent, mais il faut avant tout des gens qui s’installent et qui remettent les mains dans la terre. » Beaucoup d’autres étudiants interrogés sont du même avis : « J’ai la sensation que beaucoup de sujets agronomiques sont négligés, comme l’agriculture paysanne ou l’agroécologie », confie cet étudiant gembloutois qui a préféré rester anonyme.
« Gembloux a reconnu avoir raté le train de l’agroécologie dans les années 2010. L’exemple est venu de la société civile, l’université a été en retard par rapport à elle. Mais aujourd’hui, les cours de bioingénierie s’inscrivent globalement dans des approches d’agroécologie, soutient ce professeur qui lui aussi a souhaité témoigner anonymement. De réels efforts ont été faits ces dernières années, même si le terme n’est pas présent en tant que tel dans les intitulés de cours. Il y a 20 ans, quand j’étais étudiant, on apprenait à pulvériser et à distinguer les différents types de produits. Ça n’a vraiment plus rien à voir aujourd’hui. »
Comme ses collègues, il estime que la réputation de faculté conservatrice accolée à Gembloux n’est plus justifiée et que les perceptions pourraient être tronquées par une méconnaissance des initiatives existant en interne. Et il faut rappeler que c’est bien à l’initiative de Gembloux Agro-Bio Tech que le master interuniversitaire en agroécologie a été créé (voir le chapitre 3).
Un constat vaut pour les trois universités : l’arrivée de nouveaux professeurs est en train de changer la donne (voir le chapitre 2). Lentement, les facultés de bioingénieurs s’ouvrent à de nouvelles pratiques, sans pour autant révolutionner le système tel qu’il existe. Elles abordent désormais le paradigme de l’agroécologie, mais elles continuent d’enseigner l’agriculture conventionnelle, de sorte que tous les systèmes alimentaires et agricoles sont exposés. « Il serait dommage de n’enseigner qu’une seule pensée. Par contre, ce qui peut poser problème, c’est l’absence de lieu où articuler ces différents points de vue et messages contradictoires. Il faut accompagner les étudiants dans ce cheminement de pensée », avertit Kevin Maréchal, chargé de cours en économie écologique (Gembloux Agro-Bio Tech).
Certains étudiants ont d’ailleurs beaucoup apprécié le fait d’avoir été confrontés à différents points de vue, même quand ceux-ci n’étaient pas alignés avec leurs propres valeurs. « Le cursus nous a donné les clés pour travailler tant dans l’agriculture régénératrice qu’en monoculture de maïs. Les enseignements nous ont appris à chercher, à trouver et à extraire les informations de manière critique et rigoureuse, tout en nous laissant faire nos choix. Et les choses changent, certes pas assez vite, mais clairement elles changent », estime Émilie Peiffer, étudiante à Gembloux.
Ce chapitre 1 – dont vous avez pu lire 30% en accès libre – fait partie de notre enquête «Les profs à côté de la fac !» est à la une du 12° numéro de Tchak (hiver 22-23). Elle donne la parole aux étudiants, aux professeurs, aux autorités facultaires. Elle comporte cinq chapitres :
1. Témoignages : les étudiants déplorent des cours trop centrés
sur l’aspect technique et le productivisme.
2.Analyse : les freins qui bloquent l’évolution des cursus.
3.Focus : master en agroécologie, une filière sans véritable soutien.
4.Interview : « Beaucoup de profs n’ont pas fait de mutation mentale ».
5.Regard : la fronde s’étend également aux facs de sciences-économques.