À Bruxelles, tous les mardis, Ferhad, Jaldez, Khadija, Sophie, Fanny et d’autres se réunissent pour cuisiner ensemble. Le groupe « Ça chauffe » fait partie du mouvement Cuisines de quartier, un réseau de citoyens et citoyennes qui s’organisent en collectivité pour la préparation de repas à ramener chez soi.
Jehanne Berger, journaliste | jehanne.berge@gmail.com
Gaëlle Henkens, photographe | henkens_gaelle@hotmail.com
Mardi 9 heures, le rendez-vous est fixé au deuxième étage de l’Espace Social Télé Service à quelques pas de la porte d’Anderlecht, au centre de Bruxelles. Une vaste cuisine juxtapose un petit réfectoire. Aujourd’hui, Sophie est la première arrivée. Derrière ses grandes lunettes toutes rondes, des yeux curieux. L’animatrice sociale d’origine française travaille dans la maison depuis des années. C’est elle qui a lancé les ateliers il y a quatre ans.
« L’idée au départ était de vivre un moment convivial, que chacun et chacune puisse apporter son intimité par rapport à la nourriture », raconte-t-elle.
+ Ce portrait des Cuisines de quartier (Bruxelles) était au sommaire du 7° de Tchak.
En 2019, le collectif Cuisines de quartier propose au groupe citoyen « Ça chauffe » de faire partie des expériences pilotes. Le mouvement accompagne aujourd’hui une petite dizaine d’initiatives. L’objectif ? Mutualiser les forces et les savoirs pour préparer des repas collectivement et ramener les portions à la maison. Au programme : plaisir, partage, efficacité. Le concept est directement inspiré du Québec où, depuis des décennies, les Cuisines collectives font leurs preuves.
« Cuisiner, c’est une passion, ça m’aide »
Ferhad entre dans la pièce. Il participe aux ateliers depuis le début. Ce chauffeur à la retraite originaire d’Algérie habite à quelques kilomètres des lieux, de l’autre côté du canal, à Molenbeek. Neuf fois grand-père, il vit seul une bonne partie de la semaine. Il s’introduit : « Cuisiner, c’est une passion, ça m’aide. On oublie les problèmes, on sort de son milieu, on discute. »
Il est suivi par les autres participantes. À commencer par Fanny qui travaille pour Cuisines de quartier. C’est à la suite d’une recherche-action sur l’accessibilité de l’alimentation de qualité[1] que celle-ci a rejoint le projet : « Il y a beaucoup d’offres au niveau de l’approvisionnement, mais on ne tient pas assez compte de l’aspect cuisine, que ce soit l’accès à une cuisine suffisamment équipée, l’envie de cuisiner ou la connaissance de recettes à base de produits locaux. »
Jaldez salue l’assemblée. Cette maman solo de cinq enfants, arrivée d’Albanie en 2011 et toujours en procédure de régularisation, a débarqué ici via la distribution de colis alimentaires qui se déroule au rez-de-chaussée. Venir au rendez-vous tous les mardis matin n’a rien d’aisé : elle doit chaque fois trouver une garde pour ses cinq enfants. «J’aime cuisiner. S’il y a quelque chose que je ne sais pas préparer, on le fait ensemble et c’est chouette. Ça fait du bien de ne pas être à la maison à Ganshoren. »
« Chaque groupe a son histoire »
Enfin, place à Khadija. D’origine marocaine, cette femme discrète est désormais à la retraite après avoir œuvré toute sa vie comme aide-ménagère. « J’ai nettoyé partout. Le patron m’envoyait à gauche, à droite, à l’hôpital, dans les bureaux. J’ai tout accepté. » Malgré ses sept petits-enfants, à présent la solitude lui pèse. Une solitude marquée par un drame « qui génère un stress très important », confie-t-elle, alors cuisiner ensemble lui permet de s’évader un peu.
Entre deux discussions autour des vaccins, de la pluie, des campings trop remplis, Sophie s’enquiert de la venue ou non des autres habitués… Pour ce matin, tout le monde est là.
Fanny insiste : « Dans les cuisines de quartier, il n’y a pas de chef, on apprend tous les uns des autres. Le mouvement coordonne et regroupe différentes initiatives, mais il n’a pas pour objectif de parler de cheminement vers une alimentation saine, on n’est pas là pour éduquer les gens. Chaque groupe a sa dynamique, son histoire. »
Des montagnes albanaises au plan de travail bruxellois
La préparation des repas s’établit en quatre étapes : la planification, l’approvisionnement, la cuisine et l’évaluation. Aujourd’hui, pas de casseroles ni de couteaux. Le projet fonctionne de manière alternée : une semaine on réfléchit, une semaine on passe à l’action.
« Avant de planifier la suite, j’aurais trouvé chouette qu’on fasse une petite évaluation de la dernière session », propose Fanny. « Il y a eu un embouteillage dans le four. On courait partout », commentent les participants avant de s’accorder sur la nécessité d’une certaine rigueur dans la gestion des tâches.
Concernant la semaine suivante, qu’a-t-on envie de cuisiner ? En parlant de voyages, de végétarisme, d’Albanie, la discussion du groupe dévie sur les bureks, une spécialité à base de pâte feuilletée. Le débat est vif concernant leurorigine et leur recette. Balkans ? Asie ? Monde arabe ? Wikipédia vient mettre un terme à la polémique. D’Asie centrale, ils se sont développés sous l’Empire ottoman dans tout le bassin méditerranéen.
« Je les fais très bien. Ma grand-mère m’a transmis la tradition des bureks albanais. C’est très difficile, mais c’est très bon. Je peux les faire toute seule pour vous », propose Jaldez. « Ah non, rétorque le groupe. On prépare ensemble comme ça on voit comment tu fais. » Jaldez livre son petit secret pour des bureks au fromage en mode économique : « Je mélange du yaourt, des œufs, un peu de farine et du sel. Quand ça cuit, c’est comme du fromage ! »
Entre la comparaison du prix au litre des pots de yaourt en fonction des supermarchés et la cuisine traditionnelle albanaise, l’ambiance est à la rigolade. Préparer à manger, c’est échanger. « Quand je vais chez mes amis d’autres cultures, je me rends dans leur cuisine et je leur demande si je peux observer leur façon de préparer. C’est comme ça que j’apprends », relève Ferhad.
« Je ne veux pas profiter »
Les bureks c’est bien, mais quel accompagnement pour un menu complet ? Sophie sort un panneau regroupant les légumes de saison. Ferhad propose des poivrons à la poêle avec de l’huile d’olive. Khadija opte pour des salades de betteraves, pommes de terre, carottes. Sophie fait part de son envie de crumble en fonction des fruits qu’elle trouvera.Le principe des Cuisines de quartier étant de ramener des portions chez soi, il importe de décider à l’avance le nombre de parts que chacun emportera la semaine suivante pour calculer les quantités. Jaldez secoue la tête, la main sur le cœur : « Je prendrai des plats uniquement s’il reste quelque chose ! » « Si tu ne commandes rien, il n’y aura rien. Il faut profiter d’être ensemble », rappelle Fanny. Jaldez réagit au quart de tour : « Non je ne veux pas profiter. » Comment faire accepter l’idée que profiter n’a rien de négatif à celle qui, depuis des années, endure tous les stéréotypes liés à la migration ?
Après une série de tours de table, le calme revient dans cette cuisine aux allures de tour de Babel. Voici le moment de la liste des courses. Chaque participant et participante s’engage à faire une partie des commissions et se fait rembourser. Khadija rouspète parce qu’elle ne veut pas faire de complications pour quelques légumes à acheter, mais Sophie insiste sur le partage des coûts. En effet, dans chaque groupe, les personnes contribuent au repas et payent à prix coûtant en fonction du nombre de portions qu’ils et elles emportent. En moyenne, un menu complet revient à 3 € par personne. Le groupe « Ça chauffe » fait figure . Pendant deux ans, ils et elles ont vendu des repas aux travailleurs et travailleuses du bâtiment qui les rétribuaient par une participation consciente. Le Covid est venu bouleverser toute l’organisation. Mais ici comme ailleurs, on s’adapte…
On parle, on parle et le temps file. Il est déjà midi. Recette, ingrédients, répartition des tâches : tout est réglé pour la semaine suivante. Il est grand temps de se saluer et de se quitter.
Aux fourneaux
Mardi suivant, 9 heures, tout le monde est en retard à l’exception de Sophie et Fanny. Ce mardi de juillet marque l’Aïd el-Kébir, la fête du mouton chez les musulmans. En attendant les autres, les deux employées commencent à couper les pommes et les abricots pour la préparation du crumble. Ferhad fait sa grande entrée, suivi par Jaldez puis Khadija qui a les bras chargés et le regard dépité : « Tous les magasins étaient fermés à cause de la fête. Je n’ai pu emmener que ce que j’avais dans mon frigo ! »
Jaldez, elle, sort tous les ingrédients pour préparer la pâte à burek. Elle a confondu le sucre et la farine. Sophie enfourche sa bicyclette avant de revenir avec l’indispensable farine. Hourra ! Derrière le grand sourire de Jaldez se cache une incroyable force de résilience. « Les enfants sont nés ici, ils ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas droit à certaines choses. La vie est dure, mais avant c’était pire. Mon ex-mari était violent. Depuis que je l’ai quitté, au moins on est tranquilles. » Elle fait découvrir aux autres sa dextérité à manipuler la pâte.
Fanny la gardienne des recettes en profite pour faire une courte vidéo qui servira de tutoriel. Pendant ce temps, de l’autre côté de la salle, on coupe, on coupe, on coupe : l’ail, les poivrons, le persil, les tomates… L’huile dans la poêle frétille. La bonne odeur attire déjà les membres du personnel de l’institution. Les uns et les autres se réjouissent de la levée des règles sanitaires afin de pouvoir regoûter aux délices préparés par le groupe.
Un coup d’œil à la montre, midi trente. « On est en retard, comme d’habitude », rigole Sophie. Les salades, les bureks, les légumes, le crumble, tout est prêt. Tout le monde se rassemble autour de la table dressée. « Bon appétit ! », clame l’assemblée avant de faire tinter les bruits de couverts. Entre la passation des plats commence un débat autour de la question des travailleurs sans papiers. Jaldez est fatiguée de se battre. La colère résonne en chacun de ses mots. On essaye de blaguer, mais la réalité de dehors est amère. La politique est dans nos assiettes et dans les récits de ceux et celles qui les préparent.
[1] https://falcoop.ulb.be/