« Je suis né dans les bêtes, mon père et mon grand-père aussi. Choisir d’arrêter, c’était un geste fort, très fort », explique Olivier. © Gaëlle Henkens

Olivier van den Kerckhove, une vie de terre en fils (ferme de Thibautienne)

Issu d’une lignée d’agriculteurs de père en fils, Olivier van den Kerckhove, de la ferme de Thibautienne, à Gedinne, a connu le bord du gouffre avant de se relever. De son enfance sur les tracteurs à la transmission conflictuelle de l’exploitation familiale, en passant par les problèmes financiers et enfin, sa reconversion salvatrice… À travers ce portrait, il raconte son histoire. Un récit sincère tissé de hauts et de bas, de doutes et d’espoir.

Jehanne Bergé, journaliste | jehanne.berge@gmail.com

Un matin de la mi-décembre 2022. La lumière inonde le ciel, une légère brume voile l’horizon de la campagne gedinnoise. Au bout de la rue du Champ des Oies, juste avant la forêt, isolée de tout et de tous : la ferme de Thibautienne. Olivier van den Kerckhove nous accueille, tout sourire, bras ouverts.

Son exploitation est composée d’une vieille bâtisse entourée de trois hectares et, plus loin, de 35 hectares loués à la commune depuis trois générations. En pleins travaux, il prépare ce qui deviendra bientôt des gîtes à la ferme. Dans l’ancienne étable en démolition, il présente ses plans avec excitation en pointant des espaces pour l’heure imaginaires.

« Là, il y aura quatre appartements de deux chambres, chacun avec leur terrasse. Et là-bas, un espace commun. Le soleil va pouvoir entrer directement. Pendant des années, il n’y a pas eu de lumière ici, que des vaches ! » 

C’est dans ces lieux où s’amoncellent désormais des morceaux de toiture que l’agriculteur a travaillé pendant des années presque jour et nuit comme éleveur de Blancs bleus…

Thibautienne
Au bout de la rue du Champ des Oies, juste avant la forêt, isolée de tout et de tous : la ferme de Thibautienne. Il a fallu du temps à Olivier pour en (re)trouver le chemin. © Gaëlle Henkens.

+ Ce portrait a été publié dans le 13° numéro de Tchak (printemps 2023)

Il était une fois, une ferme familiale

Pour saisir les enjeux de sa reconversion, il faut remonter le fil de sa vie, et celui de ceux qui l’ont précédé. Assis à la table de la cuisine, dans la chaleur du poêle à bois, son chien Jacques sur les genoux, l’agriculteur nous conte son histoire et celle d’un monde paysan en péril.

« Mon grand-père avait quatorze frères et sœurs, c’est lui qui a acheté la ferme peu après 1945. Dans le temps, c’était diversifié : on faisait de l’élevage de cochons, de vaches laitières. Il n’y avait pas de contrats et peu de contraintes administratives ; les fermiers faisaient un peu comme ils voulaient. » 

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, le secteur agricole connaît une grande révolution : à partir des années 50, la mécanique et les produits phyto s’invitent dans les exploitations. Le travail se standardise de plus en plus, la taille des parcelles augmente. La ferme de Thibautienne suit le mouvement.

Au début des années 80, c’est le père d’Olivier qui reprend la ferme. Il passe à la vitesse supérieure, rase les vieux hangars et fait construire une nouvelle étable. Son objectif ? Se concentrer sur l’élevage de Blancs bleus tout en produisant la nourriture des animaux sur les autres terrains. Olivier, lui, voit le jour en 1979. 

« Mon grand-père, c’était un dur. Il est mort lorsque j’étais en cinquième rénovée. Mon père, lui aussi, était un dur. Un homme très autoritaire. J’ai grandi ici avec lui, ma mère et ma sœur. On ne partait jamais en vacances. Les animaux, c’était tous les jours de l’année, sans exception. »

Enfant, Olivier évolue avec les vaches, donne un coup de main dès qu’il peut, court entre les terrains. Isolée du village, la ferme, c’est toute sa vie. À treize ans déjà, il manie le tracteur. Pour s’évader un peu, il se rend aux entraînements de foot à vélo, qu’il vente ou qu’il neige. À partir de la quatrième secondaire, l’adolescent se dirige vers une option de qualification pour se spécialiser dans le domaine agricole. C’est décidé, c’est lui qui reprendra la ferme. Qu’il le veuille ou non, sa vie semble toute tracée.

La transmission qui passe mal

En 1997, le jeune homme termine sa rhéto. Il est âgé de 18 ans quand il part pour la première fois en vacances avec une association du village. Parenthèse de légèreté, mais pas de place pour l’oisiveté : au retour, le travail l’attend. En 1999, à 20 ans, il rachète les deux-tiers de l’exploitation à son père. « À l’époque, j’ai acquis les bêtes, les quotas et les primes. Ce que je ne savais pas, c’est que mon père cumulait déjà des dettes… La plus grosse erreur que j’ai commise dans ma vie a été de reprendre la ferme dans ces conditions. » 

Outre les problèmes financiers, la transmission se déroule dans un climat de grandes tensions« Il m’imposait ses choix. Je n’avais pas voix au chapitre. Quand le banquier me posait des questions, mon père me faisait des clins d’œil pour que je la boucle. On a gonflé l’emprunt de la reprise, c’était une très mauvaise idée. Je me suis vite retrouvé étranglé par la pression financière. »

Les factures s’accumulent. L’étau se resserre. Un jour, c’est le coup de grâce : lors d’un rendez-vous chez le vétérinaire, Olivier apprend que son père doit une très importante somme d’argent au spécialiste. « Je suis rentré à la ferme en furie. Il me cachait tant de choses ! » Entre le père et le fils, l’ambiance tourne au conflit.

Acculé par les problèmes financiers, le jeune agriculteur se sent sombrer. « Je bossais comme un fou, je n’avais plus les yeux en face des trous. Je me répétais “ça va aller”. Je m’occupais bien des bêtes mais financièrement, ça ne suivait pas. Ce n’est déjà pas facile de démarrer dans ce milieu quand les bases sont saines, mais se lancer avec des casseroles pareilles… C’était comme un puits sans fond que j’essayais de reboucher. En vain… »

Au bout du tunnel, la lumière

Au milieu des années 2000, il touche le fond. « Je n’avais plus la force de me lever le matin, et ce, même si j’aimais mes vaches et prendre soin d’elles. » Outre les problèmes financiers, la solitude se révèle lourde de conséquences pour sa santé mentale. « Je n’ai jamais arrêté le foot, mais après les matchs, tandis que les autres joueurs restaient à la buvette, moi, je remontais soigner les bêtes. Petit à petit, je sentais que je me renfermais, que je déclinais. Aussi, c’était très difficile de construire une histoire d’amour. L’émission L’amour est dans le pré m’avait d’ailleurs contacté, mais j’avais refusé de participer. Je n’avais pas la tête à ça. » 

La peur du regard de l’autre accentue encore son repli. « Je n’avais pas envie de parler de mes problèmes. Je ne voulais pas me sentir jugé. Et puis, il faut le dire, il règne un côté “chacun pour soi” dans le monde agricole. Certains attendent que tu croules pour aller récupérer tes terrains… Je ne voyais pas le bout du tunnel. Parfois, je pensais à la mort comme seule issue. »

Conscient de l’urgence de remonter la pente, l’agriculteur se met en quête de solutions. Dans les pages du Sillon Belge, il aperçoit une annonce d’Agricall, un service dont l’objectif repose sur l’accompagnement des agriculteurs en difficulté. Un jour, il prend son courage à deux mains et compose le numéro de la permanence. Après un premier entretien par téléphone, deux membres de l’équipe d’Agricall débarquent dans sa ferme. Pour la première fois, Olivier vide son sac. 

« Parler avec des personnes extérieures, ça m’a fait du bien. Ils ont analysé tous les chiffres. Je me souviens, mon père est entré dans la pièce en salopette et en bottes pour les envoyer péter. Il prenait très mal le fait qu’Agricall dise qu’il devait me faire confiance. Et puis, il a fini par les écouter. » Nous sommes en 2008, ce premier rendez-vous marque alors le début d’un long accompagnement. « Je me suis senti boosté pendant quelque temps. Et puis vers 2011, j’ai craqué à nouveau. » 

Cette année-là, seul dans son étable le soir de Noël, épuisé par le travail sans relâche, il jette l’éponge. « J’ai dit à maman : « J’en ai marre, cette fois-ci, c’est fini, les animaux ». » Le lundi suivant, il rappelle Agricall et annonce sa décision de vendre ses vaches. « Je suis né dans les bêtes, mon père et mon grand-père aussi. Choisir d’arrêter, c’était un geste fort. Très fort. Moi qui ne connaissais que ça, je devais désormais inventer une nouvelle vie… »

Imaginer et se réinventer

Pour se remettre, Olivier se fait engager comme ouvrier agricole indépendant dans une grosse ferme d’élevage de la région de Ciney. « On pratiquait 400 à 500 vêlages par an ! Cette expérience à l’extérieur m’a permis de ne pas décrocher en une seule fois des bêtes. La différence majeure, c’est que le soir ma journée était finie. Je me tracassais beaucoup moins. » 

En parallèle, il prend la décision de transformer sa ferme et ses terrains en production de grandes cultures : maïs, colza et céréales. Pour ce faire, il s’allie à un entrepreneur agricole.

L’accalmie revenue et le stress retombé, il se met à la course à pied. Dans la foulée, il rencontre Catherine. Ensemble, il démarre une histoire d’amour solide et structurante. « Elle n’est pas du tout issue du monde agricole, mais elle a accepté de venir habiter avec moi à la ferme, même si ce n’était pas très confortable. Pour moi, aller en ville, c’était impensable : le métro, je déteste. Je suis né ici, je mourrai ici. » 

Entre-temps, les parents d’Olivier, eux, se séparent. Sa maman quitte la ferme, tandis que son père, avec qui les rapports sont extrêmement complexes, occupe toujours les lieux. Si Olivier souhaite vivement mettre un terme à l’association de fait qui le lie à son père, ce dernier refuse de céder. « Sous les conseils d’Agricall, je me suis aménagé mon espace pour quand même avoir mon chez-moi et pouvoir inviter des amis. Ça a changé pas mal de choses de ne plus vivre dans la même pièce. »

Nouvelles semences, nouvelles idées

Les années passent. Après cinq ans, il met fin à son contrat comme ouvrier agricole et se réinvestit pleinement dans sa propre ferme. « Depuis toujours, je rêvais de proposer des gîtes à la ferme. Ma sœur m’a encouragé à avancer et a investi dans le projet. » En parallèle, un jour, lui vient l’idée de produire des pommes de terre bio. « Je voulais générer une autre rentrée d’argent. Mais je souhaitais aussi apprendre et participer au changement des pratiques, parce que la culture des pommes de terre est l’une de celles où l’on pulvérise le plus. » 

Pour cet agriculteur qui travaille depuis toujours en conventionnel, ce virage marque le début d’une nouvelle aventure. « Un fermier me loue un terrain d’un hectare et demi. Je m’occupe de tout à la main. J’embauche ma maman pour qu’elle m’aide à nettoyer les patates avec moi l’été, elle aime bien. »

Lors de notre visite en ce mois de décembre, les pommes de terre sont gardées bien précieusement à l’abri des gelées et de la lumière sous des couvertures dans l’ancienne grange. « On les plante fin avril et on les arrache fin août. Je livre mes derniers magasins au printemps. » 

Pour Olivier, le bio se révèle un excellent moyen d’être reconnu comme producteur local. Il aime le lien qu’il tisse avec ses clients. « Je vais continuer en bio, mais je ne sais pas si l’année prochaine je demanderai la certification. Il faut que j’écoule près de 80 sacs de cinq kilos rien que pour payer le papier officiel ! Maintenant, les gens me connaissent et connaissent la qualité de ma variété, avec ou sans label. »

Ses patates au goût de résilience sont vendues aux alentours, à travers un groupe d’achats en commun, des épiceries bio, mais aussi des supermarchés. L’agriculteur voudrait davantage favoriser les ventes en direct, mais ce n’est pas toujours simple. 

« Je pense que parfois, la population oublie de s’intéresser aux personnes qui produisent la nourriture. Durant le confinement, il y a eu une prise de conscience, mais c’est vite retombé. Cette année, quatre petites épiceries bio avec lesquelles je collaborais ont été obligées de fermer. Les gens privilégient la grande distribution, c’est dommage… »

Loin de se laisser abattre, Olivier a récemment eu (encore !) une idée novatrice : proposer ses pommes de terre à travers un distributeur automatique qu’il a installé au village, sur la grande route, à quelques mètres de la gare de Gedinne. « Je reçois de bons retours. C’était un investissement d’acheter cette machine, mais j’espère développer une autre clientèle : les personnes de passage et attirées par la production locale. »

Le regard tourné vers l’avenir

Autrefois collée à l’étable, la vieille maison sans chauffage central composée entre autres de son ancienne chambre d’adolescent et de la cuisine où sa mère faisait pendre les jambons, se verra bientôt complètement transformée. Après plusieurs mois de procédures houleuses, son père a enfin fini par quitter les lieux. Olivier a racheté l’ensemble de la ferme et s’accroche désormais à son projet de gîtes. Dans un futur proche, les touristes pourront venir découvrir sa ferme pour se ressourcer au calme. Qu’il semble loin le temps de la tempête intérieure et de la solitude ! « Travailler c’est bien, gagner sa vie, c’est mieux. »

Si cet amoureux de la terre ne changerait de métier pour rien au monde, il pointe les causes qui tuent la profession à petit feu. « Les fermes familiales disparaissent. On n’entend jamais quelqu’un qui cherche à s’installer comme agriculteur. Financièrement, c’est trop lourd. Aussi, la terre est devenue tout à fait inaccessible. Les politiques nous ont rendus dépendants des primes. Il faudrait mieux rémunérer les agriculteurs en fonction de la production, mais malheureusement, ce sont souvent les intermédiaires qui s’en mettent plein les poches. Moi, j’ai toujours connu le monde agricole en crise mais là, on atteint des sommets. Et puis, il y a le prix de l’énergie… »

Olivier observe aussi un certain fossé entre les néo-paysans et les agriculteurs de tradition familiale. « Moi, je ne côtoie que des producteurs issus du milieu, mais tant mieux si d’autres se lancent. Il faut nourrir la population, donc il faut des agriculteurs, qu’ils soient néo ou traditionnels. Par contre, ce serait bien de créer des dialogues, des ponts entre nos univers. »

Sur le plan personnel, une autre grande nouvelle : la naissance de son fils Léon, l’été dernier. « Quand le petit bout est né, j’ai directement envoyé des photos à Agricall. L’équipe m’a vraiment aidé à m’en sortir. À vie, je serai reconnaissant. À présent, mon rêve, ce serait d’arriver à tout mettre en place pour que la ferme et les gîtes fonctionnent bien, pour que dans vingt ans, Léon puisse reprendre l’exploitation et continuer le projet sur des bases saines, s’il le souhaite. »

Définitivement, les années sombres appartiennent au passé et c’est le regard tourné vers l’avenir qu’aujourd’hui, il croque la vie. « C’est la première fois que je témoigne à visage découvert. Pour être honnête, j’essaye de ne plus trop penser aux difficultés que j’ai traversées, mais c’est important de raconter ce qu’on a vécu et comment on s’en est sorti. 

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