Procédé majeur de la « fake food » ultra-transformée, la cuisson-extrusion s’est introduite un peu partout dans notre alimentation et nos placards à provisions. Exemple avec les céréales pour enfants. Pourtant, elle reste invisible pour ceux qui ne connaissent pas son existence, soigneusement dissimulée par les industries agroalimentaires. Comment ça fonctionne et comment la repérer ?
Ce dossier est au sommaire du nouveau numéro de Tchak (été 2024).
Vous allez pouvoir le lire en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de vous procurer ce numéro et de soutenir notre coopérative de presse et son projet éditorial.
Tchak s’adresse aux mangeur·euses qui veulent se reconnecter avec le monde paysan. Tous les trois mois, 112 pages sur les dessous de notre alimentation.
Au sommaire de nos numéros, des enquêtes, des décryptages, des reportages sur un monde au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. Un travail journalistique qualitatif qui demande beaucoup de moyens et de temps.
L’objectif de Tchak est de convaincre 1.500 abonné·es à la revue. Un cap essentiel pour assurer le modèle économique de notre coopérative de presse.
➡️ Rejoignez-nous, découvrez toutes les bonnes raisons d’acheter ce numéro ou de vous abonner ici.
Estelle Spoto, journaliste
Certaines sont rondes avec un trou au milieu, comme un mini-donut, déclinées en plusieurs couleurs, vives de préférence, et aux arômes de fruits ; ou alors, en version plus sobre, jaune paille et enrobées de miel. D’autres prennent la forme de coussinets, fourrés au chocolat. D’autres encore se présentent comme des petites coques, des « pétales », en mettant l’accent sur le chocolat visuellement et gustativement. Le monde bigarré des céréales petit-déjeuner pour enfants a pris son envol grâce à un procédé d’ultra-transformation, qui a ouvert un tout nouvel horizon dans les années 70 en matière de formes et de texture : la cuisson-extrusion.
La cuisson, tout le monde connaît. Mais l’extrusion ? Le terme vient du latin extrudere : pousser dehors violemment. Il a d’abord été utilisé dans le domaine de la géologie, à propos de la lave en fusion, avant de désigner un processus de fabrication dans la métallurgie et la chimie, notamment pour la mise en forme du plastique. Et après la Seconde Guerre mondiale, le procédé a été appliqué, de plus en plus massivement, dans l’industrie agroalimentaire.
« Je compare souvent le cuiseur-extrudeur à un moulin à viande, ceux qu’on utilise pour faire des steaks hachés, explique Wilfried Blanc, ingénieur en Sciences et Techniques de l’industrie alimentaire[1]. Dans ce moulin, une grosse vis est placée dans un corps en fonte ou en aluminium. On y met des morceaux de viande et en tournant avec une manivelle, la vis pousse la viande jusqu’à une grille munie d’un couteau et dont sortent des spaghettis de viande hachée. Un extrudeur, c’est exactement pareil. Sauf qu’on va travailler essentiellement des céréales. »
Toute personne qui a déjà utilisé un laminoir et ses accessoires pour faire des pâtes maison, spaghettis ou tagliatelles, a en fait réalisé une extrusion, qui consiste à faire passer une matière molle à travers un petit orifice, la forme de l’orifice déterminant la forme de ce qui va en sortir. « Presser un tube de dentifrice, c’est aussi de l’extrusion », souligne encore Wilfried Blanc. Mais la différence entre le moulin à viande ou le laminoir à pâtes qu’on utilise à la maison et le cuiseur-extrudeur industriel, c’est que dans ce dernier cas, les conditions d’extrusion provoquent la cuisson. « Dans un cuiseur-extrudeur, on va avoir beaucoup plus de puissance que le moulin à viande, et très peu d’espace pour laisser passer la matière, poursuit Wilfried Blanc. De ce fait, la matière va énormément être soumise au frottement mécanique, ce qui va créer un auto-échauffement et donc la cuisson, dans le corps même de la machine. »
L’effet bœuf de la cuisson-extrusion, exploité rapidement par l’industrie agroalimentaire dans de multiples déclinaisons, c’est la croustillance qu’apporte le procédé. Cela se joue à la sortie de la machine. « Le mélange est porté à température très haute - généralement entre 100 et 120 degrés -, mais comme la pâte évolue dans un espace confiné, sous pression, l’eau contenue dans le mélange reste sous forme liquide, détaille le spécialiste. Quand le produit sort de l’extrudeur, il retrouve la pression atmosphérique normale et l’eau va se vaporiser instantanément. En se vaporisant, elle va pousser la matière : c’est ce qui crée ce qu’on appelle l’expansion, qui va rendre la texture du produit très aérée, très légère. »
Il y a extrusion et extrusion
Légèreté, croustillance, friabilité : voilà les caractéristiques d’un aliment facilement mâché, que l’on peut retrouver dans différents produits cuits-extrudés mis au point relativement récemment, que ce soit des céréales petit-déjeuner pour enfants (avec ou sans fourrage, obtenu grâce à la coextrusion, qui permet d’inclure une matière dans une autre), des snacks salés pour l’apéro, des snacks sucrés pour le goûter ou encore des « pains plats » de type Cracotte (fourrés ou non).
Cette transformation de la matière implique le classement des produits obtenus par cuisson-extrusion dans la catégorie des aliments ultra-transformés, selon le concept défini par le Brésilien Carlos Augusto Monteiro, et utilisé dans la classification NOVA. Présentée pour la première fois en 2009 par une équipe de chercheurs de l’Université de São Paulo, celle-ci regroupe les aliments en quatre catégories en fonction de leur degré de transformation : aliments pas ou peu transformés, ingrédients culinaires, ingrédients transformés et aliments ultra-transformés.
« Avant l’arrivée de l’ultra-transformation, on comptait quatre grands traitements technologiques, précise Anthony Fardet, ingénieur en agroalimentaire. Il y a les traitements thermiques, comme le séchage, le grillage, la cuisson vapeur, la cuisson à l’eau ; les traitements mécaniques, comme l’écrémage du lait, le broyage, le pelage ; les traitements fermentaires, très connus et utilisés depuis très longtemps ; et l’ajout d’ingrédients culinaires, comme le sucre, le sel et le gras. »
Après la Seconde Guerre mondiale, le développement de l’ultra-transformation a amené un cinquième type de traitements technologiques, comme le cracking alimentaire (voir notre article sur l’amidon dans le Tchak numéro 15, de septembre 2023), le soufflage et la cuisson-extrusion. « Celle-ci s’est développée à la fin des années 70. C’est donc quelque chose de très récent dans l’histoire de l’humanité. »
Pas question, cependant, de mettre tous les types d’extrusion dans le même sac. Les pâtes alimentaires, même industrielles, résultent d’une extrusion « douce », qui permet de conserver leur matrice, avec une température qui n’ira pas au-delà de 70 degrés. Ce n’est pas le cas avec la cuisson-extrusion, qui déstructure les féculents, du fait de la forte pression et des températures plus hautes. Avec une conséquence insoupçonnée pour le ou la consommateur·ice. « La cuisson-extrusion transforme l’amidon des matières premières et le rend beaucoup plus facile d’accès dans le tube digestif ; il est beaucoup plus vite digéré, explique Anthony Fardet. C’est pour cette raison que ces produits, notamment les céréales petit-déjeuner pour enfants, présentent des index glycémiques élevés, souvent supérieurs à 80. Donc même si vous ne rajoutez pas de sucre, le fait de prémâcher l’amidon par cette cuisson-extrusion le transforme en une substance qui ressemble au glucose dans l’organisme. Ça donne des produits qui sont plus proches des confiseries, qui n’ont pas véritablement d’intérêt nutritionnel, qui peuvent être consommés à l’occasion, mais qui se rapprochent plus d’un aspect ludique, d’une alimentation plaisir. »
Pas visible sur le paquet
Au départ, le procédé de cuisson-extrusion a été utilisé par l’agro-industrie pour mettre au point de nouveaux types de céréales pour le petit-déjeuner, plus colorées, aux formes originales, spécialement destinées aux enfants. Leur consommation va exploser dans les années 80, éclipsant le pain et les céréales traditionnelles comme les flocons d’avoine et les mélanges de type muesli, popularisés par le médecin suisse Maximilian Oskar Bircher-Benner au début du 20e siècle (lire aussi ci-contre).
Exemple avec l’emblématique variété Chocapic lancée par Nestlé en 1984. Ou encore les coussins fourrés Trésor du géant américain Kellogg’s, qui datent de 2007. Les bambins adorent, mais beaucoup d’enfants des années 80 devenus adultes aussi. « On a tellement pris l’habitude d’avoir des aliments mous, visqueux, friables, liquides, qu’on en vient à avoir la flemme de mastiquer. On va préférer une compote de fruits plutôt qu’un vrai fruit parce qu’on est devenus fainéants », analyse Anthony Fardet.
Le problème, c’est que contrairement à certains marqueurs d’ultra-transformation comme les ajouts de colorants, de correcteurs d’acidité, d’arômes, de sirop de glucose ou de graisse hydrogénée qui figurent dans la liste des ingrédients et sont donc identifiables quand on fait la démarche de les chercher, le processus de cuisson-extrusion n’est visible nulle part sur l’emballage. On ne peut que le deviner. Et encore, même les spécialistes ont parfois du mal à être catégoriques.
Par exemple, quand on demande à Wilfried Blanc si les Grills de Lay’s sont cuits-extrudés, il ne peut pas l’affirmer : « Je pense que c’est produit par cuisson-extrusion, parce que ça a un côté soufflé, très léger, avec une forme un peu biscornue, dit-il. Mais je ne peux pas le garantir. Il existe plein d’autres procédés pour créer des snacks et il faut savoir que les marques gardent jalousement leurs secrets de fabrication pour créer des formes et des textures nouvelles. »
« Les industriels et les traitements technologiques, c’est une boîte noire, confirme Anthony Fardet. Bien plus que chez les agriculteurs. Et je pense que la cuisson-extrusion ne sera jamais indiquée sur le paquet, parce que ça fait partie du respect du secret industriel. Les industriels ne révéleront jamais leurs procédés de fabrication ; tout ça est breveté. Pour des raisons qui peuvent se comprendre, d’ailleurs. Avec la liste des ingrédients et un œil un peu exercé, on peut plus ou moins repérer quels aliments ont été cuits et extrudés, en fonction de la texture principalement. Mais pour des gens qui ne connaissent pas forcément la technologie, ce n’est pas évident. »
Pas évident de s’y retrouver, en effet. Reprenons l’exemple des Chocapic de Nestlé, dont la forme et la friabilité indiquent un procédé de cuisson-extrusion et qui sont donc un aliment ultra-transformé. Ces céréales sont d’ailleurs classées 4, « aliments ultra-transformés », selon la classification NOVA, visible par exemple sur la plateforme Open Food Facts.
Au moment de l’établissement du Nutri-score (2016 en France, 2019 en Belgique), ces Chocapic ont bénéficié d’un A, le meilleur score au niveau nutritionnel, un signal positif pour tous les parents. Le paquet indique comme ingrédients principaux : du blé complet à 35%, du chocolat en poudre (sucre, cacao en poudre) à 22,5%, de la farine de blé à 17%, de la semoule de maïs, du sirop de glucose, du sucre et de l’extrait de malt. « Déjà, quelle est la dose de sucre dans le chocolat en poudre ?, relève Anthony Fardet. À mon avis, il y a beaucoup de sucre, parce que le cacao, c’est ce qui coûte le plus cher. En plus du sucre dans le chocolat en poudre, il y a du sirop de glucose, du sucre, de l’extrait de malt d’orge. Tout ça, c’est du sucre. Il y a 4 sucres différents, et en plus la cuisson-extrusion transforme les féculents en quelque chose qui se rapproche du sucre. Donc on a ici une bombe de sucre avec un Nutri-score A. C’est vraiment n’importe quoi ! »
Depuis le 1er janvier 2024
À l’époque, Anthony Fardet, qui a développé avec son équipe le score SIGA, qui prend en compte à la fois l’aspect nutritionnel et l’ultra-transformation, avait relevé dans les médias ce chiffre pour le moins étrange : 60% des Nutri-score A et B industriels étaient de l’ultra-transformé. Face à ce paradoxe, une solution avait été évoquée par les concepteurs du Nutri-score : apposer un cadre noir complémentaire au Nutri-score indiquant l’ultra-transformation. Mais quelle attitude aurait dû adopter le consommateur face à un Nutri-score A encadré de noir ? De quoi semer la confusion…
Les concepteurs du Nutri-score ont finalement revu leur copie et adapté leur algorithme. Appliqué depuis le 1er janvier 2024, le nouveau Nutri-score prend par exemple en compte la présence d’édulcorants. Les Chocapic ont été rétrogradés de A à C. Les fabricants ont deux ans pour écouler les anciens étiquetages. Mais dans un cas comme dans l’autre, les procédés relevant de l’ultra-transformation ne sont toujours pas visibles ou même repérables.
Alors que de nombreuses études ont démontré les risques pour la santé d’un régime alimentaire avec une forte proportion d’aliments ultra-transformés (maladies cardio-vasculaires, obésité, certains cancers, maladies auto-immunes, maladies gastro-intestinales, état dépressif…), Anthony Fardet prévient : « Avec ces céréales au petit-déjeuner, des biscuits industriels à 16h, de l’ultra-transformé à la cantine et des plats préparés le soir, un enfant peut consommer 75% de calories ultra-transformées et 40 additifs tous les jours. Ce n’est pas rare. Avec un tel régime pratiqué de 3 à 18 ans, actuellement, on n’a pas le recul scientifique nécessaire pour en connaître l’impact sur la santé. »
S’y retrouver dans la jungle des céréales petit-déjeuner
En 2007, Anthony Fardet publiait avec Delphine Lioger et Christian Rémésy dans les Cahiers de Nutrition et de Diététique, un article qui permettait notamment d’y voir plus clair dans les différents types de « céréales prêtes à l’emploi », en fonction de leur procédé de fabrication. Un classement qui reste toujours valable aujourd’hui.
- Le procédé de floconnage (type flocons d’avoine) est le plus sain : le grain est écrasé par une floconneuse, puis précuit (souvent une précuisson douce à la vapeur), et ensuite séché.
- Un cran plus bas : les pétales (typiquement, les Corn Flakes de Kellogg’s, inventés en 1894) qui est le procédé le plus ancien. Les grains entiers ou brisés sont placés dans un cuiseur rotatif avec un sirop de sucre, puis séchés et transformés en pétales sous l’action d’un laminoir.
- En troisième position, le muesli croustillant (par exemple, les variétés Cruesli de Quaker) : prétraités à la vapeur, les flocons de céréales du procédé de floconnage sont mélangés avec du sirop de saccharose, de l’huile végétale et du sel. Le mélange est ensuite aplati sur 2 centimètres d’épaisseur, cuit au four, refroidi et concassé pour obtenir des « mottes » de céréales.
- En dernière position : la cuisson-extrusion et la coextrusion (fourrage introduit avec une buse). Au niveau des qualités nutritionnelles, l’article relevait une « forte gélatinisation de l’amidon (index glycémique élevé), une diminution de la digestibilité des protéines et de la biodisponibilité de certains acides aminés (ex. : lysine) riches en sucres simples ».
La cuisson-extrusion, pour les animaux aussi
Vous êtes-vous déjà demandé comment étaient fabriquées les croquettes pour chats et pour chiens ? Ne cherchez plus : c’est aussi de la cuisson-extrusion, avec des céréales comme ingrédient principal. Avec plus de 60 milliards de dollars, le marché de la petfood se porte bien et est annoncé par les économistes en croissance jusqu’à la fin de la décennie.
Mais la cuisson-extrusion nourrit aussi le bétail. Ici on ne parle plus de croquettes, mais de granulés et la matière première relève plutôt des légumineuses : soja, pois, féverole, luzerne… Point commun avec la petfood : un marché très juteux, vu les chiffres de consommation de viande à la hausse au niveau mondial.
[1] Wilfried Blanc est également membre de TG Extrusion, spécialiste depuis 1997 de la cuisson-extrusion agroalimentaire.