Colorants alimentaires
@Fanta

Colorants alimentaires : des risques pour les enfants

Nous y sommes tellement habitués que nous ne les remarquons même plus : les colorants se sont infiltrés dans tous les recoins de notre alimentation. Certains d’entre eux sont soupçonnés depuis longtemps de causer des troubles du comportement chez les enfants. Pourtant, ils restent utilisés par l’industrie. On fait le point.

Estelle Spoto – Journaliste

Cet article a été publié dans le 20° numéro de Tchak (hiver 24-25). Vous allez pouvoir le lire en accès libre. Notre objectif ? Vous faire découvrir notre projet éditorial. En fil conducteur, le monde paysan, ses luttes et sa capacité à reconstruire des filières, de la solidarité, des territoires. Celui des multinationales de l’industrie agroalimentaire aussi, qui oeuvre au statu quo. Des enquêtes, des dossiers, des portraits, des regards en lien avec l’environnement, l’économie, la consommation, la société et la santé publique.

Ils sont partout. Ce sont eux qui rendent votre chorizo ou votre yaourt à la fraise plus rouges, qui apportent la couleur orange à votre soda, ou celle du caramel à votre cola. On en retrouve dans d’innombrables bonbons et desserts divers, mais aussi dans les croûtes de fromage, la margarine, les céréales fantaisie du petit-déjeuner, les snacks pour l’apéro, les sauces et les plats préparés. Aussi bien dans le tarama que dans les fruits confits. Dans les chipolatas et les bâtonnets « saveur crabe ». Dans la glace et les alcools.

Et pourtant, ils ne sont pas nécessaires. Leur raison d’être est purement esthétique. Et, au départ, « ce n’est même pas une demande du consommateur, les colorants ont été presque imposés par les industriels, explique Sylvie Davidou, maîtresse de conférences en sciences et technologie de l’aliment au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers) à Paris. Un exemple typique : sans colorants, un sirop de menthe, avec un vrai goût de menthe, est incolore. Néanmoins, pour renforcer la perception de la menthe, on le colore en vert. »

Les colorants alimentaires sont utilisés dans l’industrie soit pour apporter une couleur à un produit qui en est dépourvu, soit pour remplacer un colorant naturel mais modifié par un procédé de transformation alimentaire. « Parce que ces colorants naturellement présents sont quand même sensibles à la chaleur, à la lumière, à la température, au pH, à la pression…, explique Sylvie Davidou. Ça permet aussi de rendre les couleurs uniformes dans le produit. »

Ils sont partout. Et pourtant, ils sont « cachés ». En Europe, depuis une directive de 1978 sur les additifs, ils se dissimulent sur les étiquettes derrière un E, lui-même suivi d’un chiffre compris entre 100 et 180 (les 200, ce sont les conservateurs ; les 300, ce sont les anti-oxydants, etc.).

« Même moi, qui suis spécialisée en nutrition, je ne comprenais pas tous les codes sur la liste des ingrédients qui figure sur l’étiquette des produits transformés et ultra-transformés », avoue Marie-Laure André, diététicienne-nutritionniste qui s’intéresse particulièrement aux liens entre santé et bien-être. Confrontée à sa propre ignorance, elle a publié en 2013 l’ouvrage Les additifs alimentaires. Un danger méconnu (aux éditions Jouvence). Et comme le signale le titre de son livre, face aux colorants alimentaires, surtout artificiels, la méfiance est de mise.

Naturels et de synthèse

« Dans certaines régions du monde, on utilise depuis très longtemps du safran ou du curcuma, pour apporter de la couleur, en plus du côté épicé. Mais les colorants ont été utilisés plus massivement à partir du dernier quart du XIXᵉ siècle, quand on a commencé à produire des aliments dits industriels, retrace Sylvie Davidou. En sachant qu’à cette époque-là, à la fin des années 1870, on a vu apparaître les premiers colorants de synthèse. L’objectif était aussi de pouvoir les commercialiser, même hors industrie. Parce que ça faisait très chic de préparer chez soi des plats qui étaient colorés. Cela permettait de faire la distinction entre la haute société et ceux qui n’avaient pas les moyens de s’en offrir. »

Dans les colorants alimentaires, il faut distinguer trois catégories. Premièrement, les colorants « naturels ». Ce sont ceux qui sont naturellement présents dans les aliments. « Par exemple, les bêta-carotènes peuvent être issus de la carotte ou extraits de l’huile de palme. Les bétalaïnes peuvent provenir de la betterave ; les anthocyanes, de la peau de raisin, poursuit la maîtresse de conférences. Ce sont des colorants naturels, mais ils sont tout de même extraits. Cela veut dire que potentiellement, on peut les extraire avec une autre substance qui pourrait être nuisible pour la santé. Cela dépend des procédés. Certaines extractions sont réalisées avec des solvants. »

Deuxième catégorie : des colorants obtenus par voie de synthèse, mais dont la composition est identique à celle des colorants naturels. « Il existe plusieurs techniques qui sont bien maîtrisées, puisqu’elles datent des années 50 et 60, et qui ont été brevetées. Certaines utilisent de la catalyse minérale, d’autres des solvants. »

Troisième type : les colorants purement artificiels, « dont l’avantage est de coûter moins cher et d’avoir des composés qui sont purs ».

Précision importante : « Certains colorants naturels ne sont pas forcément bons pour la santé, comme le E120, composé d’acide carminique extrait de cochenille », souligne Marie-Laure André.

L’Efsa, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, recommande de limiter autant que faire se peut la consommation d’E120, qui peut déclencher des allergies diverses (asthme, urticaire). « Il ne faudrait pas laisser penser que les colorants naturels sont forcément meilleurs, dans le sens où ces colorants ne sont jamais vraiment tout seuls, complète Sylvie Davidou. Ils sont présents sous forme de liquide, dans des huiles ou sous forme d’émulsion, avec un stabilisant. Et cela ne figurera pas forcément sur l’étiquette. »

Mais depuis les années 70, ce sont surtout les colorants de synthèse qui ont fait l’objet d’études, notamment par rapport à leurs effets potentiels sur les enfants.

+++ Arômes et goûts: comment l’agro-industrie nous formate

Hyperactivité et alimentation

En 1975, à la suite de ses travaux de recherche menés dans les années 60, le docteur Benjamin F. Feingold, spécialiste américain en allergologie pédiatrique, publiait le livre Why your child is hyperactive ? (Pourquoi votre enfant est-il hyperactif ?), établissant un lien entre l’hyperactivité et l’alimentation, notamment la présence de colorants alimentaires de synthèse.

En 2007, une étude commandée par la Food Standards Agency britannique et menée auprès de quelque 300 enfants par des chercheurs de l’Hôpital universitaire de Southampton aboutissait à cette conclusion : l’administration orale de mélanges de certains colorants alimentaires et de benzoates (agents conservateurs largement utilisés dans l’industrie agroalimentaire) induit des manifestations d’hyperactivité, en interaction avec des facteurs génétiques. Les six colorants concernés étaient les suivants : le E102 (tartrazine, donnant une couleur jaune), le E104 (jaune de quinoléine), le E110 (jaune orangé S), le E122 (azorubine ou carmoisine, donnant une couleur rouge), le E124 (Ponceau 4R, de couleur rouge) et le E129 (rouge Allura AC).

Après la publication de l’étude de Southampton, l’Efsa a réévalué en 2009 ces six colorants. L’Union européenne ne les a pas interdits (on notera que le E104, le E122, le E124 ont été interdits aux États-Unis), mais a adopté un règlement qui exige que, depuis le 20 juillet 2010, sur les emballages des produits contenant ces colorants soit ajouté cet avertissement : « Peut avoir des effets indésirables sur l’activité et l’attention chez les enfants ».

Par ailleurs, en fonction de données toxicologiques existantes, l’Efsa a réduit la DJA (dose journalière admissible) de trois de ces colorants : E104, E110 et E124. Vérification faite sur le site Open Food Facts, ces trois colorants sont encore bien présents dans le commerce : le E104 dans 76 produits (boissons pétillantes, yaourts, pâte à tartiner saveur pistache, cocktail sans alcool, bonbons, cake aux fruits, décorations pour pâtisseries…) ; le E110 dans 646 produits (flans saveur vanille, boissons alcoolisées ou non, céréales petit-déjeuner, comprimés de vitamine C, chips soufflés, pop-corn…) ; et le E124 dans… 4.455 produits (snacks pour l’apéro, bonbons, confiseries, biscuits, tarama, mousses au fromage blanc, yaourts, hachés au saumon, merguez, hamburgers de poulet, salami…).

« Le E104 est l’un des premiers colorants de synthèse qui a été mis au point, précise Sylvie Davidou. C’est un colorant azoïque, qui contient des atomes d’azote. À propos de ce colorant-là, des études de génotoxicité ont été menées, avec des résultats très divergents. Il pourrait toutefois induire des dommages dans l’ADN. On a constaté des effets sur la reproduction chez les rats. Et on a détecté des réactions allergiques, soit d’urticaire, de rhinite ou d’asthme. Par principe de précaution, la DJA est passée de 10 milligrammes à 0,5 milligramme. »

Là encore, précision importante : la DJA est exprimée en milligrammes de substance par kilogramme de poids corporel. C’est-à-dire que concernant le E104, il est donc recommandé qu’un adulte de 70 kilos s’en tienne à 35 milligrammes par jour (70 kg x 0,5 mg). Pour un enfant de 25 kilos, cela fait ainsi 12,5 milligrammes par jour. « Il faut savoir que, souvent, ce qui fait le poison, c’est la dose, précise à ce sujet la maîtresse de conférence. Boire trop d’eau peut être mortel. Selon votre physiologie, vos reins vont arrêter de fonctionner et vous pouvez en mourir. » La DJA du E110 est de 4 mg/kg de poids corporel par jour, et celle du E124 de 0,7 mg (au lieu de 4 mg auparavant).

Problème : sur les étiquettes des produits, le poids des différents ingrédients n’est pas mentionné, ils sont simplement énumérés par ordre décroissant dans la liste. Dès lors, comment appliquer la DJA ? Selon Sylvie Davidou, en général, les colorants, qui arrivent en fin de liste, constituent moins de 0,5% du produit.

Prenons un pot de yaourt aromatisé qui contient 100 grammes de yaourt. Même à 0,1% du produit, cela ferait 0,1 gramme, soit 100 mg. Dans ce cas, on dépasse déjà largement la DJA, autant pour un adulte que pour un enfant. « Or, les enfants consomment en général plus de produits contenant des colorants que les adultes. Ils dépassent donc souvent les doses journalières admissibles », souligne Marie-Laure André.

+++ Enquête | Comment les patates bouffent la terre

Fuir les couleurs intenses

Alors que faire ? Certainement prendre l’habitude de regarder la liste des ingrédients sur les emballages, y traquer les E1XX et fuir en priorité les six colorants de l’étude de Southampton. Mais pas uniquement ceux-là. Marie-Laure André pointe notamment le E150D, le caramel au sulfite d’ammonium : « C’est un colorant de synthèse particulièrement utilisé dans les sodas [1.898 produits sur Open Food Facts avec, en plus des boissons pétillantes, des vinaigres, des bonbons, des salades préparées, du jus de fruits, des œufs de lump, des cubes de bouillon de poulet, des nouilles déshydratées…, NDLR]. Il a fait l’objet de plusieurs études et causerait un risque accru de formation de cancer. »

Plus généralement, et notamment pour les produits vendus sans étiquettes comme le « bubble tea », le conseil est de limiter les produits à la couleur intense. « Quand des produits présentent des couleurs qui ne nous paraissent pas très naturelles, il faut les éviter, recommande Sylvie Davidou. À part sur les raisins, le mauve n’a jamais été une couleur naturelle. Idem pour le jaune vif. Un vrai jus de citron, c’est jaune pâle. La couleur orange naturelle est relativement claire, elle n’est pas fluo. »

Face aux risques pour la santé, il faudrait idéalement se déshabituer des couleurs vives, induites par les colorants, dans notre alimentation. « Nous sommes tellement conditionnés que les produits moins colorés nous semblent ternes, pointe Marie-Laure André. Si on voulait qu’il y ait moins de colorants, il faudrait plus de communication autour de ce sujet. Un apprentissage serait nécessaire pour le consommateur. »

« Quand on ouvre un pot de yaourt avec de la pulpe de fraises, on s’attend à ce qu’elle soit rouge, relève de son côté Sylvie Davidou. Alors que cette pulpe devrait être plutôt bordeaux, violacée. Et un abricot sec, si on n’y ajoute rien, il devient marron, même s’il a toujours un bon goût d’abricot. Mais aujourd’hui, pour éviter qu’il ne brunisse, on ajoute des sulfites, qui permettent de maintenir la couleur du produit. Et les gens vont plutôt acheter des abricots orange, parce que c’est leur couleur quand on les cueille de l’arbre. Globalement, les seuls abricots bons à consommer séchés, ce sont les abricots bio, parce qu’il n’y a pas de sulfites. » Effectivement, comme le relève également Marie-Laure André, « les produits bio doivent suivre une réglementation plus stricte, y compris en ce qui concerne les additifs. Il y en a beaucoup moins qui sont autorisés. »

Des efforts

Si l’agro-industrie continue d’utiliser des colorants synthétiques, certaines marques ont choisi de tenir compte des études de toxicité, d’adopter le principe de précaution et de changer la formulation de leurs produits. « Certains ont fait l’effort de remplacer les colorants artificiels par des purées ou du concentré de fruits ou de plantes – patate douce, pomme, radis et cerise pour obtenir la couleur rouge par exemple, souligne Sylvie Davidou. Ça change un peu l’aspect : les couleurs sont moins intenses, moins vives. Mais ils l’ont fait quand même. » 

Mais la spécialiste conseille, dans tous les cas, de limiter la consommation de confiseries, surtout chez leurs consommateurs privilégiés, les enfants. « Sur les bonbons, les listes d’ingrédients seront toujours longues et il y aura toujours du sirop de glucose et de la gélatine. Un bonbon n’est pas un aliment, on doit donc réguler sa consommation. Plus généralement, une liste d’ingrédients doit se limiter à cinq ou six éléments grand maximum. Même dans un plat cuisiné, en général, il n’en faut pas beaucoup plus. »

Ces colorants interdits

Plusieurs colorants considérés comme problématiques sont encore utilisés en Europe. D’autres ont heureusement été interdits, tout en restant parfois autorisés ailleurs, ou pour d’autres usages. Le chemin reste long pour une harmonisation des réglementations à l’échelle mondiale.

– E103 (alkannine ou jaune chrysoïne S) : ce colorant naturel provenant d’une plante, l’orcanette des teinturiers, a été classé comme « dangereux » et interdit en 1978 dans l’Union européenne, mais il reste utilisé dans certains pays comme l’Australie.
– E105 (jaune solide) et E107 (jaune 2G) : ces colorants azoïques, hautement allergisants, ont été interdits en Europe et aux États-Unis.
– E121 (rouge citrus no 2) : soupçonné d’être cancérogène, il est interdit en Europe, mais pas aux États-Unis, où on l’utilise encore pour colorer la peau des oranges.
– E126 (Ponceau 6R) : ce colorant azoïque rouge est interdit dans l’UE depuis 1977.
– E128 (rouge 2G) : en raison de sa toxicité, ce colorant azoïque utilisé autrefois dans certaines préparations de viande hachée et confiseries a été interdit en Europe en 2007 pour ses usages alimentaires. Il reste autorisé dans les cosmétiques.
– E130 (bleu d’indanthrène) : utilisé pour l’azurage du sucre et du sel, il est interdit en Europe pour son usage alimentaire depuis 1977, mais reste utilisé en cosmétique.
– E143 (vert solide FCF) : synthétisé à partir d’hydrocarbures, ce colorant vert est interdit en Europe (mais autorisé au Canada et aux États-Unis), sauf pour les cosmétiques.
– E171 (oxyde de titane) : alors que ce colorant blanc a été considéré pendant longtemps comme « sûr » en tant qu’additif alimentaire, la Commission européenne a approuvé son interdiction à partir de 2022.