En ces temps difficiles, la grande distribution « s’engage » pour le budget des consommateurs, promet-elle. Dans les rayons, c’est le festival des promotions. Un geste de charité ? Bien sûr que non. Les réductions, ce sont généralement les fournisseurs qui les financent, dans un contexte de négociation de plus en plus tendu. L’industrie agroalimentaire est excédée.
Clémence Dumont, journaliste| clemence@tchak.be
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Delhaize vient de lancer ses « P’tits lions » à prix réduits, Carrefour défend ses « petits prix avec de grands principes », Colruyt s’accroche à sa stratégie des « meilleurs prix », pendant que les enseignes hard discount reviennent à leurs fondamentaux.
Promettre des prix bas, c’est dans l’ADN des chaînes de la grande distribution depuis toujours. Avec l’inflation consécutive notamment à la guerre en Ukraine, toutes se vantent de veiller encore davantage à ménager le portefeuille des Belges. Mais ce qui frappe, c’est le nombre de prix barrés et l’ampleur des réductions.
Alors que, en mars 2020, les promotions avaient brièvement été interdites pour éviter d’inciter les gens au stockage compulsif dans la panique liée au confinement sanitaire, elles sont depuis reparties de plus belle. Si bien que, en 2022, la part d’articles en promotion a dépassé 19% du chiffre d’affaires des supermarchés belges, contre 18% avant l’irruption du Covid-19, d’après une étude de NielsenIQ citée par Gondola.
La tendance aux rabais est encore plus frappante pour les produits transformés des grandes marques : « En 2020-21, les promotions représentaient 30% du volume des ventes de nos membres, contre 20% auparavant », observe Walter Gelens, CEO de l’Association belge des fabricants de produits de marque (BABM), qui regroupe les principales entreprises agroalimentaires (des géants Danone, Nestlé, Unilever ou AB Inbev aux fleurons plus locaux comme Materne ou Lotus).
« La course aux promos s’est accentuée ces dernières années avec l’arrivée, en Flandre, des chaînes néerlandaises Albert Heijn puis Jumbo et, en Wallonie, de l’enseigne française Intermarché, analyse Walter Gelens. Auparavant, on était dans un marché dit “every day low price”, c’est-à-dire que les prix étaient relativement stables et alignés vers le bas. Aujourd’hui, on est dans un système “high-low”. Une semaine on fait des promos, et la semaine suivante on réadapte les prix vers le haut. Les promos 1+1 gratuit sont devenues banales dans toutes les enseignes. »
+++ Ce décryptage est au sommaire de notre numéro 11 (automne 2022).
« Ce système, c’est du vol manifeste »
Le problème ? Les fournisseurs n’ont pas tous les ressources nécessaires pour rentrer dans ce jeu auquel les pousse la grande distribution – du moins pas sans en faire pâtir les producteurs de leurs matières premières. Car si les supermarchés aiment à se présenter comme les protecteurs du pouvoir d’achat des consommateurs, en réalité, ce sont plutôt les fabricants qui supportent le coût des promotions.
Comment les distributeurs s’y prennent-ils pour obtenir autant de campagnes promotionnelles même quand s’envolent les coûts de l’énergie et des matières premières ? Cinq fournisseurs dont les produits sont vendus dans un rayon correspondant au minimum à la Belgique ont accepté de témoigner anonymement auprès de Tchak.
Le récit de ce directeur commercial d’une PME est assez exemplatif : « À nos débuts, quand une chaîne de supermarchés est venue nous chercher, on ne faisait jamais de promo. Ils savaient bien qu’on ne pouvait pas se le permettre. À mesure que nos ventes ont augmenté, ils nous ont demandé de faire des gestes pour eux. En fait, grâce aux données qu’ils commandent à des sociétés d’analyse, ils savent mieux que nous quelle est leur part de marché sur chacun de nos produits. Ils ont bien saisi qu’on ne pouvait plus se passer d’eux ! »
« On ne peut pas prendre le risque d’être déréférencés [ndlr : sortis des rayons] si nos produits ne tournent pas assez. Donc parfois, on accepte de faire quelques promos dans l’espoir d’augmenter nos volumes. Les premières fois, la chaîne de supermarchés en payait une partie. Aujourd’hui, on doit financer l’entièreté des promos, on doit payer pour combler l’impact sur sa marge, et en plus on doit payer pour qu’elles soient annoncées dans les folders. Parfois, je négocie pour ne pas payer le folder en échange d’une promo exclusive. Mais ce système, c’est du vol manifeste ! »
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Des conditions à prendre ou à laisser
Pour comprendre l’énervement de ce responsable, il faut revenir brièvement sur le processus de fixation des conditions de vente en général. Si les distributeurs restent maîtres des prix affichés dans les magasins, les prix auxquels eux-mêmes achètent les marchandises sont généralement encadrés par des contrats annuels âprement négociés.
En cours d’année, les fournisseurs peuvent quémander des hausses de prix, mais la grande distribution est en principe libre d’accepter ou non. C’est pourquoi la plupart des fournisseurs peinent à répercuter l’augmentation de leurs coûts, même quand ils subissent une inflation exceptionnelle.
D’après la Fédération de l’industrie alimentaire belge (Fevia), en avril dernier, 30% des entreprises alimentaires actives dans le pays envisageaient d’arrêter ou de réduire leur production faute de rentabilité.
« Pour nos membres, renégocier les contrats est une question de survie. Mais ils sont très peu nombreux à y parvenir. Même ceux qui ont obtenu une augmentation en auraient besoin d’une deuxième », observe Carole Dembour, économiste de la Fevia, qui souligne combien seront cruciales les négociations annuelles à venir cet automne.
« Le rapport de force est complètement déséquilibré, rappelle-t-elle. Pour atteindre les consommateurs, tous les fabricants d’aliments et de boissons actifs en Belgique, soit environ 7.500 entreprises dont 99% de PME, doivent passer par l’intermédiaire de 13 chaînes de supermarchés qui sont regroupées en seulement sept centrales d’achat. Il y a un effet d’entonnoir qui permet aux distributeurs d’imposer des conditions à prendre ou à laisser. »
Sans parler des regroupements internationaux entre distributeurs et des alliances entre centrales d’achat, qui confèrent aux supermarchés un ascendant encore plus considérable sur les maillons de la chaîne alimentaire en amont.
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« Je peux prouver toutes les hausses que je subis, mais ils s’en fichent »
« En tant qu’acheteuse de nos produits, la grande distribution est notre principal client. Mais elle parvient à habiller cette réalité pour avoir elle aussi de soi-disant services à nous vendre, synthétise le négociateur d’une brasserie de taille moyenne. On doit payer pour être référencés dans leur assortiment, pour avoir une place dans tel rayon plutôt que tel autre, à tel ou tel étage, pour être mis en avant dans les prospectus, etc. En fait, c’est juste une manière de déduire le plus d’argent possible de ce qu’elle nous achète. »
« Les promos s’inscrivent dans la même logique, poursuit-il. On ne nous met pas le couteau sous la gorge pour payer tous ces services ni pour faire des promos, mais si on ne le fait pas au contraire de nos concurrents, on risque de disparaître des radars. Les distributeurs le savent et ils nous poussent à rogner sur nos marges. À la longue, le système devient intenable. »
Quantité de fournisseurs sont à bout de souffle, d’autant qu’ils sont concurrencés par la grande distribution elle-même via les produits qu’elle commercialise sous ses différentes marques propres. Des produits qu’elle commande à des entreprises sélectionnées à l’issue d’appels d’offres très stricts. Ces entreprises ne sont pas logées à meilleure enseigne que celles qui vendent en leur nom (les deux activités pouvant d’ailleurs se combiner) puisqu’elles risquent de perdre le marché si elles augmentent leurs prix, au point que certaines travaillent parfois à perte[1].
Les chaînes de magasins, qui craignent toutes de faire les frais de la concentration du secteur autour de quelques groupes internationaux, sont elles-mêmes sur les nerfs pour préserver leurs marges. Sauf pour quelques partenariats d’exception et mis à part les petits producteurs qui vendent via des circuits spécialement dédiés, les discussions commerciales sont dès lors sans pitié.
« On a dû aller jusqu’à menacer de mettre fin à la relation commerciale pour obtenir une augmentation de nos tarifs d’à peine 4%, alors qu’on aurait besoin du triple et que nos prix n’avaient pas changé pendant quatre ans. Je peux prouver toutes les hausses que je subis, mais ils s’en fichent. Eux, pourtant, ils ne se privent pas d’augmenter les prix en magasin s’ils en ont besoin, se désole ainsi un fournisseur. Quant à la qualité de nos produits, vous pensez bien qu’on n’en parle même pas », s’irrite-t-il.
Des plans plus ou moins préparés
Les promos à destination des consommateurs, en revanche, sont devenues un sujet majeur de négociation. Quand et comment sont-elles élaborées ? Font-elles partie des discussions générales sur les prix ?
En fait, les procédés varient en fonction des enseignes et de la taille des fournisseurs. Du côté des plus grandes entreprises agroalimentaires, des plans promotionnels sont préparés à l’avance et présentés lors des négociations annuelles.
« Si un distributeur obtient une promo, les autres en veulent aussi. Donc les fabricants préfèrent envisager d’emblée des actions nationales, relève Walter Gelens, de la BABM. Mais leurs plans de base sont toujours négociés. »
« On élabore un planning promotionnel qui est ensuite renégocié en fonction des stratégies des différentes enseignes, précise la directrice commerciale d’une marque belge bien connue. En plus, des promos peuvent s’ajouter ou se supprimer en cours d’année. On est nous-mêmes demandeurs, par exemple pour lancer un nouveau produit. Mais depuis quatre ou cinq ans, la pression s’est renforcée. C’est une tendance générale. »
Du côté des fournisseurs de taille plus modeste, les promotions sont souvent moins anticipées : « Ce sont les enseignes qui viennent vers nous en cours d’année pour nous demander si on souhaite participer à telle ou telle action. Comme on ne veut pas brader l’image de notre produit, on n’est pas demandeurs. Mais on doit bien accepter de temps en temps… »
« En général, on atteint nos objectifs de vente donc les distributeurs ne nous embêtent pas trop parce qu’ils savent qu’on n’a pas le budget pour faire des promos et que, comme le commerce équitable est au centre de notre projet, on ne va jamais accepter de payer moins nos producteurs, nuance un autre fabricant. On accepte de faire des promos uniquement dans les magasins où on constate une faible rotation de nos produits, si une meilleure mise en avant dans les rayons et des dégustations [ndlr : ce qui se paye aussi] ne suffisent pas.Dans ce cas-là, on n’a pas trop le choix si on veut garder sa place. »
Pas tous dans le même panier
La difficulté pour ces PME, c’est qu’elles ignorent quel budget consacrer aux promotions au moment des négociations annuelles sur les prix. De plus, un nombre croissant de distributeurs confient la négociation des contrats annuels et des opérations de promotion à des responsables différents.
« On négocie les prix avec un gars qui nous connaît à peine. Et on ne peut pas faire valoir dans ces discussions les campagnes promotionnelles qui sont décidées en cours d’année avec un autre responsable. Pour une petite entreprise comme la nôtre, c’est très compliqué à gérer parce que nous n’avons pas les ressources pour tout calculer. On n’arrête pas de puiser dans notre marge bénéficiaire », se tracasse un manager, soucieux pour la survie de sa boîte.
L’exercice n’est pas tout à fait aussi périlleux pour les géants de l’agroalimentaire. Certes, les échanges entre ces géants et la grande distribution sont de plus en plus crispés, justement en raison d’un rapport de forces qui tend à s’équilibrer. Les enseignes ne peuvent se passer de Coca-Cola, de Nutella ou de Jupiler, mais les multinationales à la tête de ces marques détiennent d’autres marques moins connues ou des formats moins plébiscités pour lesquels elles ont besoin du soutien de la grande distribution.
Malgré tout, elles supportent mieux les variations de prix et elles sont plus aisément en mesure d’écraser leurs propres intermédiaires. « Quand elles lancent un nouveau produit, elles peuvent gonfler artificiellement son prix de base avant de faire des promos », mentionne encore le consultant en développement commercial d’un fournisseur.
Certaines grandes entreprises parviennent à faire payer une partie de leurs promotions par les distributeurs, tant ceux-ci courent après les produits d’appel. Il arrive même que certains articles phares soient mis en réduction avant que leurs fournisseurs n’en soient avertis.
« Mais les fournisseurs n’aiment pas cela parce qu’ils ne peuvent pas adapter leur stock en conséquence. Et souvent, les distributeurs reviennent ensuite vers eux pour qu’ils fassent un geste commercial », affirme Walter Gelens.
Interdiction des ventes à perte
Albert Heijn, chaîne du groupe néerlandais Ahold Delhaize, est particulièrement pointée du doigt pour ce genre de pratique. En 2019, elle avait été la première à lancer en Belgique de vastes actions 1+2 gratuits, parfois à l’insu des fournisseurs et en ce compris sur des produits frais, pour lesquels les marges de tous les acteurs de la chaîne alimentaire sont déjà très minces.
L’Inspection économique avait alors été saisie par Buurtsuper.be, une organisation flamande de défense des supermarchés tenus par des indépendants franchisés. Un audit avait permis de déceler certaines ventes à perte, lesquelles sont interdites en Belgique (au contraire des Pays-Bas). Depuis, les promos 1+2 gratuits n’ont pas cessé. Cependant, le SPF Économie a refusé de nous dire si un nouveau dossier avait été ouvert auprès de l’Inspection économique.
Quoi qu’il en soit, tout comme la Fevia et la BABM, Buurtsuper.be juge infernale la course aux promos car elle pèse sur la marge commerciale des magasins franchisés. L’organisation réclame d’urgence des règles pour limiter les prix cassés, comme en France où les réductions sur les biens alimentaires ne peuvent pas dépasser 34%.
La Fevia y voit « une piste intéressante à explorer ». Mais la fédération du commerce Comeos, dont fait partie la grande distribution, s’y oppose. « Notre secteur ne demande aucune forme de restriction de la liberté commerciale. En Belgique, nous avons déjà une interdiction de vendre à perte. Or nous devons être en mesure de concurrencer nos pays voisins comme les Pays-Bas », justifie son porte-parole.
Dans l’intérêt des consommateurs ?
Quant aux différentes enseignes que Tchak a interrogées, elles assurent organiser à leur compte plusieurs campagnes promotionnelles, notamment sur leurs marques propres. Même quand ce n’est pas le cas, ces opérations sont décidées dans l’intérêt de toutes les parties, soutiennent-elles. Dont celui du consommateur, de plus en plus à l’affût des offres « exceptionnelles ».
Une allégation qui a le don d’énerver Bernard Mayné, chargé de mission économique du Collège des producteurs. « Le marketing des enseignes cultive le mythe de la promotion, qui serait le Graal à dénicher en magasin. Or les promos sont un frein énorme à la juste rémunération des agriculteurs. On sait pertinemment que, d’une manière ou d’une autre, ce sont eux qui finissent par payer la facture. »
Indirectement, du fait de la pression généralisée sur les prix. Ou, parfois, plus directement. « Les gros acteurs, que ce soient les fournisseurs ou la grande distribution elle-même pour quelques produits frais d’appel comme la viande en période de barbecue, ne se cachent pas pour demander aux producteurs d’adapter leurs prix afin de financer des promos », déplore Bernard Mayné.
D’après un sondage mené fin juin par CBC Banque, près de la moitié des agriculteurs wallons ont subi une perte de rentabilité parce qu’ils n’ont pas pu répercuter la hausse de leurs coûts. Pour quatre agriculteurs wallons sur dix, l’inflation remet en question la viabilité de leur ferme.
Si les agriculteurs et l’industrie agroalimentaire ne réprouvent pas forcément toutes les promotions, ils considèrent que celles-ci n’ont pas vocation à pallier la précarisation d’une partie de la population. Leur omniprésence contribue à « faire perdre aux consommateurs la valeur de l’alimentation, avec des impacts en chaîne sur tout le tissu économique de la société », conclut Bernard Mayné. Autrement dit, sur tous les citoyens.
Pourquoi une telle omerta ?
Pourquoi les fournisseurs n’expriment-ils pas plus ouvertement leur ras-le-bol à l’égard de la grande distribution ? Excepté quand l’échec de négociations aboutit au retrait des rayons de certains produits très connus, le grand public n’a guère d’écho des batailles en cours à l’arrière des magasins. Malgré sa promesse d’anonymisation, Tchak a d’ailleurs peiné à récolter des témoignages.
En cause, notamment : la crainte de subir des répercussions commerciales. Pourtant, fin 2021, la Belgique a transposé une directive européenne qui interdit une série de pratiques déloyales à l’encontre des agriculteurs et des entreprises agroalimentaires dont le chiffre d’affaires annuel est inférieur à 350 millions d’euros. Par exemple : payer en retard, modifier unilatéralement les termes d’un accord ou agir en représailles si le fournisseur exerce ses droits.
Mais l’effectivité de ces règles est loin d’être acquise. D’après un sondage mené par la Commission européenne, 75% des entreprises de transformation alimentaire subissent encore des pratiques commerciales déloyales de la part de la grande distribution[2].
[1] G. ten Kate et S. van der Wal, « Eyes on the price : International supermarket buying groups in Europe », SOMO Paper, 2017.
[2] Hors transformation primaire. Cf. https://datam.jrc.ec.europa.eu/datam/topic/UTP/index.html.