L’olfaction est un sens utilisé par l’agro-industrie pour doper la vente de produits toujours plus variés et « forts en goût ». Quitte à utiliser des arômes stéréotypés, qui nous déshabituent des arômes naturels. Exploration d’un monde intrigant pour lequel on manque de mots, mais qui influence fortement nos envies alimentaires.
Estelle Spoto, journaliste
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« Les arômes, c’est comme une palette de couleurs avec laquelle on va jouer. » Emmanuel Vanzeveren connaît bien les arômes et leurs utilisations. Il y a consacré son travail de fin d’études d’ingénieur chimiste et des industries agroalimentaires avant d’intégrer différentes sociétés agroalimentaires, avec les arômes comme fil rouge. Il a notamment travaillé pour la société belge Perlarom, spécialisée dans les arômes pour boissons (rachetée par le groupe danois Danisco, dont la division arômes a été ensuite rachetée par l’entreprise suisse Firmenich).
Le travail de fin d’études d’Emmanuel Vanzeveren portait sur ce qu’on appelle dans le milieu « les notes vertes ». « Les notes vertes, c’est cette odeur caractéristique que l’on peut percevoir lorsqu’on tond la pelouse, explique-t-il. On peut produire cette molécule en laboratoire à partir d’enzymes et on va l’utiliser non pas pour imiter l’herbe fraîche, mais pour apporter un côté un peu frais, vert, pas mûr. À l’opposé de notes cuites, par exemple d’une compote. Dans un bonbon acidulé, on essaiera plutôt d’avoir quelque chose de vert. »
Précision importante : les arômes sont issus de molécules volatiles qui parviennent par la bouche au nerf olfactif, à la différence des odeurs au sens strict, qui elles arrivent directement par le nez, et des saveurs, qui sont transmises via la bouche par les papilles gustatives. Mais ces concepts sont difficiles à démêler l’un de l’autre. D’ailleurs, quand on parle d’arômes, un manque frappe : l’absence de mots spécifiques, d’un vocabulaire dédié. D’où le recours ici à la couleur (« vertes ») et à la cuisine (« cuites »).
« Dans toutes les langues, il y a des mots pour dire salé, sucré, etc., pour décrire les goûts, mais pas pour les arômes, souligne à ce propos Emmanuel Vanzeveren. On dit : “ça sent l’herbe”, “ça sent le melon”. »
Autre exemple : Prova, entreprise française fondée en 1946, s’est spécialisée dans les « arômes bruns » (cacao, vanille, café, caramel, noisette, noix de coco), autre emprunt au champ sémantique chromatique.
« Dans la langue française comme dans la plupart des langues, un des aspects saillants de l’olfaction, c’est qu’on n’a pas de termes spécifiques, confirme Thierry Thomas-Danguin, directeur de recherche à l’Inrae, au Centre des sciences du goût et de l’alimentation, à Dijon. Pour décrire les odeurs, on va décrire la source. On dira “ça sent la rose”. Cette particularité fait que les odeurs sont stockées en mémoire avec du contexte, du contexte visuel. On va générer des représentations qui appartiennent à d’autres modalités sensorielles. »
Arômes: une puissance très forte sur le mental
Ce qu’il est important de comprendre quand on commence à s’intéresser à l’utilisation des arômes, c’est qu’on touche là à des phénomènes qui concernent des parties très « primaires » du cerveau.
« Les odeurs ont un côté un peu magique, un peu mystérieux, développe Emmanuel Vanzeveren. C’est quelque chose qui a une puissance très forte — attractive ou répulsive — sur notre psychisme, sur notre mental, mais qui est très mal verbalisée. La fonction première de l’odorat pour un animal comme l’être humain qui mange beaucoup de choses différentes, c’est de trier. Même si ça nous rend plus résilients, c’est très dangereux de manger des choses différentes. L’odorat est une protection par rapport à ce qu’on va ingérer. Et chez les mammifères, ça commence très tôt, dès la vie intra-utérine. Le fœtus va percevoir certaines odeurs contenues dans l’alimentation de la mère. Et ces signaux-là seront prolongés via le lait maternel. »
Les odeurs, bonnes et mauvaises, s’ancrent donc bien avant que le système visuel soit mature, mais aussi de manière inconsciente. « L’olfaction travaille tout le temps, précise Thierry Thomas-Danguin. À chaque respiration, des molécules rentrent dans votre nez et à chaque respiration, votre système olfactif est activé. C’est un sens qui fonctionne en permanence, y compris la nuit, mais qui ne va pas forcément envoyer de l’information au niveau conscient. Sauf dans certaines situations, comme un contraste très fort, ou un signal d’alerte. Si ça sent le gaz ou la fumée, les signaux vont passer la barrière du conscient, le cerveau va défiltrer cette information olfactive, pertinente pour des questions de danger ou de nouveauté. »
« Tout le monde en utilise »
Sachant cela, il semble évident que l’agro-industrie n’est pas particulièrement encline à lever ne serait-ce que le coin du voile sur ses secrets de fabrication aromatiques. Ni Prova Europe, ni Nactis Flavours (membre du groupe Nactarome), ni Jean Niel (entreprise créée à Grasse en 1779, avec aujourd’hui de nombreuses filiales en Asie et sur le continent américain) n’ont donné suite à nos demandes d’interview pour cet article.
Or, « tout le monde utilise des arômes, affirme Emmanuel Vanzeveren. Sauf pour certaines catégories de produits où c’est interdit. Comme le miel, le chocolat, les pains d’appellation contrôlée, les produits d’appellation d’origine contrôlée, etc. Il existe aussi toute une série de produits, comme le café, qui produisent leur propre arôme. Le fait de cuire des fruits avec du sucre pour faire de la confiture, par exemple, développe des arômes que les fraises n’avaient pas au départ. Et puis il y a bien sûr les produits non transformés. Une tomate ou un steak, on ne peut pas les aromatiser. »
Pourquoi utilise-t-on des arômes ? Pour booster le « goût » à bas prix. Une des motivations est liée aux nécessités de la conservation, explique le spécialiste : « Dans les modes de consommation modernes, pour conserver un produit sans gaspiller et sans mettre en danger le consommateur, il faut souvent le pasteuriser. Et la pasteurisation risque, comme la cuisson, de diminuer l’arôme du produit. Donc il faut le booster, pour que ce soit plaisant. »
Autre explication : la possibilité de diversifier les produits, presque à l’infini « La diversité fait qu’on consomme plus, car on se lasse moins. Les arômes permettent, avec un coût relativement bas, d’avoir des produits plus plaisants, plus diversifiés, plus puissants et plus attractifs, pour se distinguer de la concurrence. Aujourd’hui, on ne mange plus parce qu’on a faim, on mange parce que le produit est attractif. »
Naturels ou pas
Si dans le monde des arômes, les possibilités semblent infinies, certaines règles sont d’application. Pour que l’étiquette puisse mentionner que l’arôme est « naturel », il doit être naturel à 100%. « C’est-à-dire que toutes les substances qui vont composer cet arôme sont produites naturellement, souligne Emmanuel Vanzeveren. On va les chercher dans la nature et on va les concentrer uniquement par des moyens physiques. Il n’y a pas de chimie qui intervient. Et s’il est indiqué “arôme naturel de fraise”, c’est que cet arôme provient effectivement d’une fraise, et pas d’une framboise. »
Selon le spécialiste, dans les arômes, la tendance actuelle est à la naturalité. « Dans la plupart des cas, le but n’est pas d’avoir un résultat trop artificiel [lire aussi ci-contre, NDLR]. Notre cerveau aime les choses qu’il connaît et reconnaît. Donc on va quand même essayer de s’approcher de la nature. Si je veux faire une orangeade, par exemple, je ne vais pas me casser la tête à recomposer tout ce qu’une orange peut comporter comme arômes quand le zeste d’orange me le donne à bon compte. On va extraire de l’huile essentielle à partir des écorces d’oranges et le résultat sera déjà pas mal. Si je veux rester dans le naturel, je peux ajouter quelques autres molécules naturelles pour apporter des notes supplémentaires, pour rendre cette orange peut-être un peu plus fraîche, avec une note plus zestée. »
+++ Ce dossier est au sommaire du nouveau numéro de Tchak (automne 2024).
Vanille, cerise ou pêche… artificielles
Le problème des arômes naturels, c’est souvent leur coût. Le cas de la vanille, fruit de certaines orchidées tropicales, est emblématique. Son extrait est extrêmement coûteux. On peut alors se rabattre sur l’éthylvanilline, bien moins chère, mais pas naturelle : il s’agit de vanilline, c’est-à-dire l’aldéhyde aromatique naturel qui se développe dans les gousses de vanille, sur laquelle on « a greffé chimiquement une petite fonction [un groupement carboné supplémentaire, NDLR] qui la rend bien plus puissante, plus odorante », précise Emmanuel Vanzeveren.
Les petits sachets de sucre « vanilliné » qu’on utilise chez soi en pâtisserie, c’est du sucre avec de l’éthylvanilline. Et c’est cet arôme de « vanille » auquel nous avons été habitués. « Si je vous mets sous le nez un véritable extrait de vanille, vous allez être surprise, ça va vous sembler bizarre. Vous allez être un peu écœurée, voire choquée, parce ça contient des notes très animales. L’ethylvanilline, c’est l’arôme de vanille pour lequel nous avons été formatés. »
Même schéma avec l’arôme de cerise, qui apparaît de façon très stéréotypée dans certaines boissons comme le Dr Pepper Cherry. « Il s’agit là du benzaldéhyde, explique Emmanuel Vanzeveren, une molécule qui peut mimer l’amande et la cerise. On trouve le benzaldéhyde naturel dans les noyaux de cerise, dans les amandes, mais on peut aussi le produire de manière synthétique. La question, c’est : qu’est-ce que je veux payer ? Et comment je veux positionner mon produit ? Est-ce que je veux en faire un produit premium ? Dans le cas de bonbons aromatisés à la cerise, comme on est de toute façon dans la transgression, dans l’alimentation plaisir, on va plutôt faire du synthétique. »
Autre cas typique : la pêche. « Pour donner à un yaourt un goût de pêche, les trois morceaux de fruit ou le coulis qu’il y aura dedans ne suffiront pas pour obtenir la puissance attendue, surtout après pasteurisation. Pour le renforcer sans trop faire augmenter les coûts, on peut utiliser le gamma-décalactone. Soit on peut obtenir cette molécule naturellement, en l’extrayant de la pêche. Dans ce cas, on reconcentre ce que la nature a donné pour doper le yaourt. Soit on demande à un chimiste de la fabriquer. Dans un cas, la molécule provient d’une pêche ; dans l’autre, d’un laboratoire. Mais grosso modo, c’est la même molécule. La différence, c’est le prix. Avec un rapport qui peut aller de 10 à 100. » Le moins cher étant évidemment l’option synthétique.
Si le fabricant ne mise que sur cette dernière, il produira un yaourt « à la pêche » sans vraie pêche, où figurera dans la liste des ingrédients « arôme de pêche ». Un yaourt bon marché, mais sans fruits, même s’il y a une pêche sur l’emballage.
Bientôt moins de sel grâce aux arômes ?
Si les arômes sont donc souvent utilisés à des fins commerciales, il existe d’autres manières d’en faire usage. Au Centre des sciences du goût et de l’alimentation, Thierry Thomas-Danguin mène des recherches pour développer des préparations plus saines grâce aux arômes, en mettant à profit le fameux stockage de contexte dans la mémoire. « Notre équipe étudie les interactions dites multimodales, entre plusieurs systèmes sensoriels, et notamment les interactions entre les saveurs et les arômes. Nous utilisons des approches de neurosciences pour comprendre ces interactions, et la construction d’une sensation ou d’une perception globale par le cerveau que les scientifiques appellent la flaveur. Nous essayons de voir dans quelle mesure ces interactions peuvent être utilisées pour développer des aliments plus favorables à la santé, mais qui gardent leur côté plaisant, en maintenant le “goût” au sens large de ces aliments. »
Une sorte de « manipulation du cerveau » donc, mais au bénéfice de la santé publique. En l’occurrence en visant la diminution de la teneur en sel des préparations. « Nous travaillons sur la dimension sapide des arômes [c’est-à-dire leur influence sur le goût, NDLR]. C’est un peu choquant au début parce que les arômes sont des molécules volatiles qui vont activer le système olfactif et pas les récepteurs gustatifs comme ceux de la saveur salée. Mais comme le cerveau établit une association entre certains arômes et les dimensions sucré ou salé, on peut utiliser de manière intéressante ces arômes qui eux n’ont pas d’impact physiologique, sur l’hypertension par exemple. Ces arômes vont contribuer à la dimension de flaveur salée, ce qui permet de réduire la quantité de sel utilisée. »
L’équipe de Thierry Thomas-Danguin a mené des recherches sur les arômes traditionnellement encodés dans la mémoire -en tout cas en France- avec des dimensions salées : jambon, saumon fumé et fromage.
« Quand on fait sentir ces odeurs, un des premiers descripteurs, voire le premier descripteur qui est utilisé par les sujets qui sentent simplement l’odeur, c’est de dire que “c’est salé”. Alors que les percepteurs gustatifs ne sont pas activés. Les sujets sentent l’odeur dans un flacon, c’est complètement décontextualisé. Mais ils reconnaissent cette odeur. Sans forcément la nommer d’ailleurs. Ce n’est pas une histoire de langage. L’association entre la saveur et l’arôme est indépendante de la couche langagière ou sémantique. Le langage n’est pas nécessaire. Par contre, le cerveau, lui, fait l’association. »
Sur base de ce constat, les arômes ont été utilisés dans plusieurs préparations, comme des fromages ou des petits amuse-bouche ressemblant à des quiches. Ils ont permis de diminuer de 30 à 40% la teneur effective en sel, tout en conservant la sensation de salé.
L’idée sous-jacente est évidemment que l’agro-industrie emboîte le pas. « On peut espérer —en tout cas, c’est ma position de chercheur académique — que les industriels essaient aussi de vendre des produits qui soient les plus sains possible, avance Thierry Thomas-Danguin. Les industriels peuvent utiliser ces informations pour changer ou améliorer leurs produits afin d’être en accord avec les réglementations qui visent à baisser les teneurs en sel, ou en sucre dans les aliments. Notre mission de chercheurs académiques, c’est d’informer sur les possibilités qui permettent d’accompagner ces réductions en sel et de sucre. À charge ensuite aux industriels de s’assurer que leur formulation va être en accord avec les différentes réglementations des pays dans lesquels les produits vont être vendus. »
Penserez-vous à tout cela la prochaine fois que vous croquerez dans un biscuit apéritif « goût jambon », des chips « saveur fromage », ou que vous dégusterez du thé glacé à la pêche ? Du Lipton, par exemple, qui contient seulement 0,1% de jus de pêche à base de concentré, mais des arômes ? Un consommateur averti…
Les arômes-concepts
En matière d’arômes, le monde agroalimentaire peut se montrer créatif et innovant.
« Mais il y a quand même un cadre, des limites, constate Emmanuel Vanzeveren. On ne peut pas être trop farfelu. Même s’il y a quelques exceptions. Le Red Bull par exemple. Le Red Bull est une boisson où intervient l’arôme artificiel bubble gum, qui est un arôme qui ne repose sur rien. On peut comparer ça aux produits qu’on colore en bleu, comme de la crème glacée ou des bonbons, qui sont des produits volontairement transgressifs. La nature ne produit pas de bleu. Ce n’est pas un code couleur rassurant par rapport à la naturalité. Même si techniquement on peut le faire, on ne va pas produire une soupe bleue. »
Autre exemple de produit « conceptuel » : la grenadine. « On l’a oublié mais au départ, la grenadine c’est quelque chose de conceptuel, ce n’est pas du jus de grenade. Même si on peut faire du sirop de grenadine avec un mélange d’arômes naturels de fruits. »
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