Printemps glacial, été pourri et début d’automne plutôt tiède sur le plan des ventes… Les maraîchers diversifiés sur petite surface ont vécu une année 2021 compliquée. Certains s’inquiètent au point de renoncer : où sont passés leurs clients ? D’autres réussissent à garder le contact avec leurs mangeurs et vivent de leur métier. Paroles de maraîchers, acte 1.
Claire Lengrand, journaliste | claire.lengrand@hotmail.fr
« Lorsque vous voyez votre champ rempli de légumes de toutes sortes, et personne pour venir les acheter, vous vous demandez que faire avec tout ça ? ». En août dernier, faute de clients et de rentrées financières suffisantes, c’est à contre-cœur que Stéphane Versin arrête son activité de maraîcher qu’il exerçait à La Bruyère, un hameau de Beauvechain. Rétro-actes.
+++ Ce dossier est au sommaire du numéro 8 de Tchak (hiver 2021-2022)
Depuis cinq ans, Stéphane cultive des légumes de saison sur un hectare hérité de ses grand-parents en suivant les principes permacoles. Magasin ouvert trois fois par semaine, paniers livrés à domicile, le maraîcher fait preuve de souplesse pour satisfaire ses mangeurs. À l’arrivée du Covid, les choses se bousculent pour le maraîcher à l’instar de la plupart de ses confrères. Entre mai et juin 2020, sa clientèle au magasin est multipliée par quatre.
Stéphane redouble alors d’effort pour approvisionner tout ce nouveau monde, fait de l’achat-revente auprès d’un autre maraîcher. Mais lorsqu’au mois de juillet, certaines barrières sanitaires sont levées, les mangeurs s’évaporent comme neige au soleil : « A ce moment-là, j’ai reçu une claque, se souvient-il. J’ai été fort déçu de l’attitude des gens. Quand ils avaient besoin de moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les servir. J’ai fait des heures de fou, j’ai couru dans tous les sens et après quelques mois, on vous oublie comme une merde. »
Ce premier dossier sur le maraîchage, en accès libre, fait partie de notre projet Paroles de maraîchers. L’occasion, pour nous, de vous rappeler que produire une information de qualité demande du temps et des moyens. Si, au final, vous trouvez cet article intéressant, n’hésitez donc pas à soutenir le projet. Tchak! – La revue paysanne et citoyenne qui tranche est éditée par une coopérative de presse. Au sommaire, des enquêtes, des décrytages, du reportage sur un secteur au centre de la transition, au coeur de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. La revue est vendue via abonnement (56€ pour quatre numéros) ou au numéro (16 €) dans le réseau des librairies indépendantes, dans nos points de vente réseau vous ur notre kiosque en ligne. Toutes les infos ici.
« Je n’arrive pas à vendre mes légumes »
Cet automne, Eloïse Depree a elle aussi pris la décision de mettre fin à son activité de maraîchage au bout de trois ans. La raison ? Principalement le manque de débouchés « à cause d’une clientèle insuffisante », explique-t-elle. Sur un terrain familial situé à Stave, un village en campagne namuroise, la maraîchère cultivait des légumes divers sur moins d’un hectare parmi lesquels des asperges qu’elle vendait via son magasin. « Quand je regarde les chiffres, d’office j’ai plus de clients d’avril à juin au moment des asperges, et beaucoup moins en dehors de cette saison, constate-t-elle. Des clients vont faire des kilomètres pour ce légume mais pas pour le reste. »
Autre témoignage. Nous sommes à Grupont, village pittoresque dans les Ardennes, Lewis et Diane font pousser des légumes sur une vingtaine d’ares le long de la Lhomme, sortie de son lit l’été dernier. Bettes, choux raves, rutabagas… le couple a choisi de faire la part belle à une variété de légumes anciens écoulés par le biais de plusieurs canaux avec parfois des imprévus dus aux aléas climatiques. « Les gens s’adaptent et en même temps, je constate que sur le marché, je n’arrive pas à vendre mes légumes. Les clients veulent des tomates, des carottes et des oignons », remarque Lewis.
Eloïse, Stéphane et Lewis et bien d’autres ne savent plus comment s’y prendre avec une clientèle qu’ils jugent volage. « Ce sont des moments cycliques. Des gens arrivent, d’autres repartent. Des anciens font leur retour après un an. Certains ne viennent que pour les tomates », résume Stéphane, pour qui la reprise cette année s’est révélée timide, avec des journées au magasin à 50 euros. Dépité, c’est avant tout l’incompréhension qui l’habite : « Pourquoi m’a-t-on dit que c’était bien ce que je faisais, qu’il fallait plus de maraîchers comme moi ? De tout ça, je retiens un goût amer ».
Covid, été pourri et retour à la normale
Comment expliquer ces apparentes allées et venues des mangeurs ? Ces derniers se sont-ils véritablement envolés ? Une évidence : les maraîchers ont vécu une année compliquée : printemps glacial, été pourri et, surtout, en septembre, la levée des principales mesures sanitaires. Effet élastique à la clé.
« Nous avons vécu deux années de folie où il a fallu travailler dans tous les sens, explique Pia Monville, coordinatrice de la coopérative Agricovert et maraîchère à Court-Saint-Etienne depuis huit ans. Nous n’avions pas assez de marchandises et désormais, nous devons redescendre tout doucement sur terre et retourner à une situation identique à celle d’il y a deux ans. »
+++ Edito: un monde à coeur et à cri
Après plusieurs mois de restrictions, synonymes de fermeture des frontières, des écoles, de télétravail, de mises à l’arrêt des services de première nécessité, le retour à la vie dite « normale » a changé la donne pour de nombreuses personnes. « Les gens achètent moins de denrées alimentaires parce qu’ils prennent à emporter, vont au restaurant ou mangent sur leur lieu de travail », observe Pia.
Selon Lucia Di Stasio, maraîchère à la coopérative paysanne Fan(e)s de Carottes à Braine-le-Comte, cette reprise aurait même donné un coup d’accélérateur à la surconsommation : « Plutôt que de tirer vers la sobriété, c’est l’effet inverse qui se produit. Vivons à 3000 % et le reste, on s’en fout », déplore-t-elle.
Les horaires et emplois du temps bien remplis où il faut jongler entre vie privée et vie professionnelle détournent également les gens de leurs fourneaux. Stéphane Versin, qui travaille désormais dans le domaine forestier comme indépendant, le constate lui-même : « Je rentre à 21h, je n’ai plus envie de me cuisiner de bons petits légumes. Je me suis mis moi-même à manger des crasses le soir. Je peux comprendre les gens dans ma situation. »
Pouvoir d’achat en berne
Autre évidence : le contexte socio-économique joue aussi dans ce retournement de situation. La hausse des prix de l’énergie, de l’essence ou encore du gaz de chauffage au cours des derniers mois risque d’éloigner encore plus de citoyens des filières locales en raison des prix. « Je me ramasse encore régulièrement des commentaires du type : ‘’Votre salade à deux euros, elle est trop chère’’ », s’offusque Lucia Di Stasio. Des réflexions difficiles à encaisser lorsque le taux horaire des maraîchers se situe entre 7 et 10,50 euros brut. « Cette salade, on a mis toute notre énergie, tout notre dos dedans » renchérit la maraîchère.
Cette remise en question des prix varie, bien évidemment, selon le profil des mangeurs qui viennent s’approvisionner en circuit court. « Il y a celui qui est averti et conscient de toutes les problématiques autour de l’agriculture et qui ne pose plus de questions car il connaît les enjeux, pointe Pia Monville. Et celui qui est moins ou mal informé et s’étonne de la cherté des produits. Comme il vient chez le producteur, il estime qu’il devrait payer moins cher qu’en grande surface ».
Avec un pouvoir d’achat en berne, ces derniers préfèrent se tourner vers les grandes surfaces, qui misent toute leur stratégie sur des prix cassés et un marketing surfant sur la vague du bio et du local. « Les gens sont matraqués par des campagnes publicitaires qui leur font croire que ce qu’ils achètent au supermarché est la solution à tous les problèmes », analyse Pia Monville.
Reconnaissons-le : ce n’est pas toujours simple pour les mangeurs de s’y retrouver dans les modèles agricoles. Expliquer les spécificités du maraîchage diversifié, c’est justement l’un des objectifs poursuivis par le Groupement de maraîchers bio sur petite surface, impulsé par la Fugea, BioWallonie et l’UCLouvain en 2019. Une cinquantaine de producteurs en sont membres.
« Au niveau du grand public, le consommateur ne sait pas faire la différence entre une carotte de plein champ et celle cultivée par un maraîcher sur petite surface, analyse Timothée Petel, chargé de mission (Fugea). Les modèles de production sont pourtant différents. Le but n’est pas de dire qu’un modèle est meilleur que l’autre mais de faire comprendre que les caractéristiques sont différentes, avec une grande diversité de cultures, moins de mécanisation, plus de main-d’œuvre et une capacité de créations d’emplois importante, ainsi qu’une plus grande biodiversité pour les petites surfaces. »
Une concurrence qui s’accroit
Dernier élément, enfin, qui pourrait expliquer cette apparente évaporation de la clientèle : au cours des dix dernières années, le secteur du maraîchage diversifié a fortement évolué. Un nombre croissant de nouveaux venus s’installent, certains ouvrent leur magasin, aux côtés d’autres initiatives et coopératives citoyennes, de producteurs, ou mixtes. « L’enjeu est désormais de faire attention à ne pas se faire concurrence entre maraîchers sur petite surface et à ne pas installer trop de producteurs dans certaines zones pour éviter de se disputer les débouchés et les clients », précise Timothée Petel.
Si certains maraîchers éprouvent des difficultés à écouler leur production, d’autres parviennent à tirer leur épingle du jeu au milieu de cet océan mouvementé. Exemple avec Renaud Castiaux (Ferme Trop Tard), qui nourrit une centaine de familles à Lillois, dans le Brabant wallon. « Pendant le confinement, j’ai adopté une stratégie inverse à la plupart des maraîchers, raconte-t-il. J’ai resserré les vannes et refusé plein de monde. Je sentais bien le truc : planter un hectare de plus pour ensuite voir tout le monde partir. Aujourd’hui encore, je ne prends pas de nouveaux mangeurs. »
« Il faut se montrer flexible parce que les gens ont des vies de dingues et ont besoin de trouver la formule qui leur convient »
Lucia Di Stasio
Éviter de voir trop grand, pour conserver un modèle économique viable… Même pari du côté de François Wiaux, implanté à Mont-Saint-Guibert (Graine d’Avenir). Depuis trois ans, il a adopté le système CSA, c’est-à-dire une agriculture soutenue par une communauté, basé sur un engagement préalable sur une saison. En pratique, les mangeurs souscrivent auprès du maraîcher un abonnement, dont le montant varie en fonction de la taille de la famille. Le bilan ? « Contrairement à d’autres, je n’ai pas eu de demandes supplémentaires vu que le groupe était fixé, explique le maraîcher. J’ai donc traversé cette période sereinement. »
On le voit : conserver ses mangeurs en dépit d’aléas extérieurs suppose, de la part du maraîcher, de bien cibler son modèle économique ; la réussite dépend également d’une bonne appréhension de l’environnement local dans lequel l’activité s’implante. « Si tu lances un nouveau projet, c’est plus compliqué parce qu’il faut faire tout le travail de communication pour le faire connaître, résume ainsi Lucia Di Stasio. Nous, nous avons repris un projet qui tournait déjà bien. Et nous l’avons choisi pour sa proximité avec Braine-le-Comte, qui a une population assez importante avec un centre habité. »
Des choix tactiques auxquels s’ajoute une stratégie de commercialisation qui demande des ajustements continuels. Chez Lucia, le mangeur a le choix entre trois options : venir au magasin, commander en ligne ou prendre un panier via un abonnement trimestriel. « Il faut se montrer flexible parce que les gens ont des vies de dingues et ont besoin de trouver la formule qui leur convient », explique la maraîchère.
Soigner la relation, ça aide
Pour garder le contact avec sa communauté, le maraîcher en petite surface peut aussi s’appuyer sur la proximité et la convivialité recherchées par les mangeurs qui poussent la porte d’un producteur. « Je vous donne un bête exemple : je ne fais aucun mail copié-collé, confie Renaud Castiaux. Je les personnalise tous. Je connais chacun de mes clients, je sais quand ils partent en vacances, quand il y a un problème dans la famille. » Une stratégie qui semble payer puisque « plus les années passent et moins j’ai de turn-over dans les abonnements. Même si de nouveaux arrivent et d’autres partent, un gros noyau demeure ».
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Miser sur la confiance et la transparence renforce aussi le lien. « Dans mon cas, j’assure la récolte, je mets tout sur l’étalage et mes mangeurs abonnés se servent comme au marché, note de son côté François Wiaux. Je ne mets pas d’indication spécifique sur la quantité de légumes qui peut être prise ; chacun compose son panier selon ses besoins et préférences, et en fonction de l’abonnement qu’il a souscrit. »
Prendre le temps d’expliquer sa démarche, son métier et ses multiples facettes en invitant les mangeurs à venir visiter son terrain, lors de chantiers participatifs ou de portes ouvertes participent également à d’avantage de cohésion. Comme le fait de disposer d’un lieu de vente. « Notre magasin est un super outil pour attirer les gens, relate Lucia, de Fan(e)s de Carotte. On les y reçoit, on leur explique comment on travaille. Ils ont vraiment l’impression de faire partie de la famille. »
Ne pas rester seul
Changer radicalement la logique du client roi, pour développer des systèmes reliant maraîchers et mangeurs… Difficile d’y parvenir lorsqu’on est seul sur le terrain. Raison pour laquelle, parmi les maraîchers qui s’en sortent, beaucoup s’adossent à des collectifs qui militent en ce sens. Ils sont de plus en plus nombreux sur le terrain ; exemple avec le développement des coopératives de circuit court, qu’elles soient de producteurs, de mangeurs ou mixtes. Ou encore, parmi d’autres, avec les groupes d’achats solidaires de l’agriculture paysanne (GASAP), un réseau né en 2006.
Chaque GASAP regroupe des mangeurs qui soutiennent les producteurs de différentes façons : un engagement saisonnier leur offrant une trésorerie à l’avance, la mutualisation des commandes et la préparation des paniers lui épargnant un temps de travail considérable. « Notre objectif est de remettre le producteur au centre du système, pointe Laurence Lewalle, coordinatrice du réseau. Il n’est pas un simple quidam qui produit de la nourriture, mais David ou Jean-François, En cas de coups durs, il peut compter sur le soutien des mangeurs. »
Aller plus loin dans la relation avec les mangeurs… C’est la piste que vont emprunter Diane et Lewis aux Jardins du Moulin, à Grupont, pour tenter de construire un modèle plus stable. Ils envisagent ainsi d’opter pour le Système Participatif de Garantie (SPG), une alternative au label bio basée sur une évaluation par les mangeurs des critères socio-économiques et environnementaux de la ferme. « C’est un processus de réflexion qui implique tous les acteurs : mangeurs et producteurs, explique Lewis. Et un outil de communication qui sert de prétexte à la rencontre et qui permet d’avoir un visuel sur les marchés. ».
Monde politique : au boulot !
Sérieux, flexibilité, créativité, capacité à tisser et s’insérer dans un réseau… Autant de compétences que les maraîchers qui vivent de leur métier ont dû acquérir. Un professionnalisme qui n’est pas encore suffisamment reconnu et soutenu par les pouvoirs publics.
« Les consommateurs sont harcelés sur l’importance de changer l’agriculture, les modes de consommation et de production, dénonce Pia. Mais lorsqu’on voit les décisions politiques réellement prises, on fait l’inverse. Dès lors, c’est logique que les mangeurs soient perdus. »
« Tant que les politiques ne soutiendront pas réellement le circuit-court et la bonne nourriture et qu’ils continueront à favoriser la malbouffe, nous serons obligés de nous battre au quotidien avec des bouts de ficelle en quémandant le soutien des mangeurs qui sont encore en mesure de le faire, pointe également Catherine Tellier, de la coopérative bio La Botte Paysanne. En laissant de côté, au passage, ceux qui sont déjà dans la précarité ! »
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Même avis du côté du réseau des Gasap. « Je suis heureuse de mettre en avant une agriculture soutenue par la communauté, mais la communauté ne devrait pas à devoir soutenir ce modèle, assène Laurence Lewal, coordinatrice. Si nous avions une politique agricole commune qui tenait compte des producteurs locaux, nous n’aurions pas, nous, citoyens, à payer des impôts pour une agriculture intensive et à repayer sur base volontaire pour être dans des systèmes comme les GASAP. C’est excluant vis-à-vis des personnes qui n’ont pas les moyens de soutenir un agriculteur. C’est un vrai problème social. »
Sacré défi de repenser notre système alimentaire. Pour Timothée Petel, c’est l’ensemble du système économique, politique et sociétal qui doit être revu : « Et la transition ne pourra pas uniquement être portée par les maraîchers. Tous les acteurs du système doivent faire leur part ».
Avec, pour clé de voûte, cette valeur à partager : « Il faut être conscient que tout le monde n’est pas égal face à ces enjeux, que certains sont en situation de précarité ou que d’autres n’en ont pas conscience, observe Lewis, des Jardins du Moulin. La force de l’humanité, c’est la solidarité. »
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