Kazidomi

Kazidomi, l’e-commerce branché mais déconnecté

Kazidomi, site belge d’e-commerce « durable », a les faveurs des médias et des cercles de jeunes entrepreneurs. La vitrine est sympathique. Mais le monde agricole de demain a-t-il vraiment besoin d’une énième plateforme déconnectée de ses besoins ? 

Billet d’humeur/Clémence Dumont, journaliste

Des produits bio « approuvés par un comité d’experts de la santé », des promotions permanentes mais « justes », des conseils pour prendre soin de son corps, de sa tête et de la planète, une touche de féminisme, beaucoup de « feel good »… La plateforme en ligne Kazidomi donne envie. Serais-je bien avisée de craquer ? Pourquoi m’obstiner à soutenir le magasin bio du circuit court le plus proche de chez moi si les produits sont moins chers, plus diversifiés, d’aussi bonne qualité et livrés sur le pas de ma porte grâce à Kazidomi ? Voyons voir de plus près.

Cette start-up belge devenue scale-up « a fait un pari fou, explique-t-elle sur son site web : permettre aux personnes achetant des produits bio et sains d’économiser plusieurs centaines d’euros ». L’e-shop propose plus de 4.000 références : des produits alimentaires et des boissons, des compléments et produits de soin, des cosmétiques, des produits ménagers, des couches et autres produits pour bébés. Depuis 2022, son offre alimentaire s’élargit progressivement aux denrées fraîches : fruits et légumes, plats préparés, tofu et autres sources de protéines, végétales pour la plupart.

Ce billet d’humeur est publié dans le numéro 15 de Tchak (automne 2023).

Il n’est pas obligatoire d’être membre pour y faire ses achats, mais ceux qui payent une cotisation de 80 euros par an ont droit à des réductions allant de 25 à 50 % par rapport aux prix de base et à la livraison gratuite en France ou en Belgique à partir d’un certain montant. Kazidomi livre partout en Europe, à domicile ou en points relais. 

La boutique est à l’image de ses deux patrons : Emna Everard, qui a créé la société en 2016 alors qu’elle était âgée de 23 ans seulement, et son mari Alain Etienne. Deux jeunes sortis d’écoles de commerce, végétariens, sportifs, ne craignant pas le risque. Désireux de faire des affaires, certes, mais avec des valeurs. 

Kazidomi communique énormément : sur son site, sur les réseaux sociaux, au travers d’influenceuses, et même via sa chaîne de podcasts. Les deux co-fondateurs sont particulièrement présents sur LinkedIn, où ils n’hésitent pas à partager leurs questionnements et à distiller des conseils professionnels (Emna Everard y est suivie par près de 40.000 abonnés). Ils présentent leur bébé comme un modèle pour demain, exemple d’entreprise qui prend ses responsabilités afin de construire un monde plus durable. Son impact social et environnemental est d’ailleurs certifié par B Corp. 

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Près de 50.000 clients

Manifestement, le concept et le discours qui l’accompagne font mouche. La société, qui affiche une forte croissance (l’année 2022 exceptée), affirme attirer près de 50.000 clients. Elle a récemment racheté trois concurrents français et a noué cette année un partenariat avec Delhaize, dont six magasins vendent une sélection de produits Kazidomi. Les médias sont élogieux. Le jeune couple, surtout Emna, est régulièrement invité à témoigner dans les cercles d’investisseurs sur des sujets comme l’entrepreneuriat au féminin ou le commerce durable.

Je ne doute pas de ses bonnes intentions. Mais la capacité d’une initiative comme Kazidomi à rendre nos systèmes alimentaires plus durables sur le long terme me laisse à tout le moins sceptique. On en parle régulièrement dans Tchak : le bio n’est pas une garantie d’équité tout au long de la chaîne, surtout pour le premier maillon, le plus fragile. Plus la production bio s’étoffe, moins les agriculteurs bio sont préservés des dérives du commerce conventionnel. Alors, que fait Kazidomi pour éviter de les entraîner dans ces dérives, à commencer par la course au prix le plus bas ? 

Dans sa communication, l’enseigne ne parle quasiment pas de ce défi-là. Elle sensibilise activement les fidèles de sa marque pour qu’ils mangent plus sainement, elle met en avant les bénéficies environnementaux du bio et d’une alimentation moins carnée, mais elle ne dit rien de l’équité de son modèle d’approvisionnement, comme si la rémunération digne n’était pas elle aussi un pilier de la durabilité. 

Peut-être préfère-t-elle agir en coulisses sans en faire un argument publicitaire ? Je lui ai posé la question. Marion Revault, la responsable communication, m’a répondu ceci par écrit : « Nous essayons de travailler le plus directement possible avec les producteurs, ce qui diminue fortement le risque qu’un intermédiaire ne soit pas rémunéré de manière juste. À côté de ça, nous sommes très à l’écoute de nos fournisseurs et lors des discussions sur les prix, nous essayons toujours de trouver des solutions dans lesquelles tout le monde se retrouve. Par exemple, nous fonctionnons souvent avec des remises de fin d’année, ce qui n’engage le fournisseur à rien tant que nous n’avons pas atteint des volumes qui lui permettent de faire des économies d’échelle et donc de nous offrir un pourcentage supplémentaire. »

Kazidomi l’assure : « Nous devons bien sûr rester compétitifs, mais nous refusons de rentrer dans une guerre des prix avec la concurrence. »

« Il faut encourager le local, sans pour autant en faire une religion »

Je suppose que c’est donc pour rester compétitif que, début août, sur tout l’assortiment de produits bruts secs, un seul était d’origine belge (du quinoa). Les lentilles brunes viennent de Turquie, les fins flocons d’avoine de Finlande, les pommes séchées de Slovénie,… Beaucoup de références, c’est vrai, viennent de France, où vivent plus de la moitié des clients de Kazidomi.

La plateforme m’a d’ailleurs indiqué qu’elle privilégiait les produits français, tout en proposant plusieurs provenances quand l’option française est jugée onéreuse. « Il faut encourager le local, sans pour autant en faire une religion. Si les produits deviennent hors de prix, ou simplement trop rares, on risque de faire fuir le client vers la grande distribution classique, ce qui serait un échec », justifie la porte-parole.

Aïe. Kazidomi a l’air beaucoup plus sélective que la grande distribution sur l’origine et surtout sur la qualité nutritionnelle de son assortiment, je ne le nie pas. Mais son argumentaire témoigne d’un logiciel de pensée qui ressemble furieusement à celui de la grande distribution elle-même, à celui qui freine tant la relocalisation de notre alimentation. Pour grandir et se multiplier, les initiatives locales émergentes ont besoin de structures qui leur offrent des débouchés même si elles sont plus chères, ce qui est quasiment inévitable pour des projets qui se lancent et visent une rémunération juste (les prix justes n’étant absolument pas la norme pour ce qui concerne les agriculteurs). 

Importer n’est pas blâmable en soi. Comme l’a expliqué la chercheuse Clémence Nasr (ULB et Sciences Po Paris) dans une interview accordée à Tchak en 2021, relocaliser ne signifie pas viser l’autarcie alimentaire, mais plutôt construire des réseaux de coopération infranationaux[1]. « Dans la pratique, c’est impossible d’arriver à une autonomie totaleCertains territoires bénéficient d’une diversité de production importante, d’autres pas, rappelait la politologue. L’idée, c’est donc de développer dans un territoire donné les réseaux et les filières qui peuvent l’être, et d’importer les denrées que ce territoire ne peut pas produire, en s’interconnectant avec d’autres réseaux coopératifs et solidaires. »

Biofresh, leader de la distribution bio au Benelux

Cette logique de remaillage territorial, dans laquelle les producteurs se complètent les uns les autres plutôt que de se faire concurrence dans un marché globalisé, je la cherche en vain chez Kazidomi. En fait, j’ai beau zieuter le site, j’y vois très peu de producteurs tout court. Ce magasin pour consommateurs connectés fait son beurre surtout sur les produits transformés de la marque propre qu’il a créée, des conserves et sachets dont les fabricants sont invisibilisés (sans même parler de ceux qui livrent les matières premières de ces fabricants). 

D’après Marion Revault, certains partenaires demandent explicitement l’anonymat et, pour les autres, le packaging et la description du produit donnent pas mal d’indices quant à l’identité du fournisseur. Quoi qu’il en soit, les clients ne posent pas de questions à ce sujet, ce qui montre qu’ils n’ont « pas forcément » besoin d’en savoir plus, pense la porte-parole.

Pratique. Kazidomi se garde ainsi tout le loisir de changer de fournisseur au gré de l’évolution du marché, sans prendre le risque qu’une relation se noue entre les producteurs et les consommateurs. Créer ce lien, manifestement, ce n’est pas son « brand purpose »… 

S’agissant des produits transformés, ce lien serait de toute façon assez factice puisque rares sont les fournisseurs à communiquer sur toute leur chaîne d’approvisionnement. Pour comprendre la réalité du monde agricole, le marché des produits bruts est souvent plus parlant. Et sur ce plan-là, le nouveau partenaire dégoté par Kazidomi pour s’attaquer au marché du frais — uniquement en Belgique pour le moment —, confirme mes craintes : Biofresh. Soit le principal grossiste bio du pays, grossiste qui appartient au groupe Biotope, lequel n’est rien de moins que le plus grand distributeur spécialisé dans l’alimentation bio du Benelux. Dans son giron, outre Biofresh, figurent plusieurs chaînes de magasins (dont Origin’O et Färm en Belgique) et le grossiste néerlandais Udea.

Grâce à ce grossiste, Kazidomi peut distribuer un florilège de marques, plus ou moins engagées. Elle peut aussi proposer des légumes bio, dont une partie sont « locaux ». Des légumes qui n’ont rien de différent de ceux proposés en grande distribution et dans la majorité des magasins bio. Comme le montrait une enquête parue dans Tchak fin 2020, les prix offerts par Biofresh sont ridicules pour les petits maraîchers diversifiés et même pour les maraîchers de taille moyenne spécialisés dans quelques cultures, c’est-à-dire pour les maraîchers qui, en général, ont les pratiques les plus agroécologiques[2]. Biofresh préfère s’approvisionner via des structures comme Belorta, la plus grande criée de légumes du pays.

J’ai fait mon choix

Mince alors ! Est-ce vraiment d’une énième boutique en ligne de ce genre dont le monde agricole de demain a besoin ? Pourquoi cette entreprise reçoit tant de louanges alors qu’elle se borne à vendre des produits qui, au-delà des étiquettes, sont sensiblement les mêmes que dans la majorité des magasins bio ? Pour la prouesse marketing d’avoir convaincu des gens de faire leurs courses en quelques clics ? 

J’sais pas vous, mais moi, j’ai fait mon choix. En plus, j’habite à plus de 100 km de l’entrepôt brabançon de cet e-shop et à plus de 200 km de son entrepôt français. Même si Kazidomi affirme rationaliser les transports et compenser les émissions carbone générées, quel non-sens ce serait de lui commander des colis bio ! 

La coopérative d’à côté de chez moi n’est pas parfaite non plus. Elle aussi passe par un grossiste discutable. Mais les légumes bio qui viennent des maraîchères qui l’ont fondée ont la priorité et elle élargit progressivement son offre via les réseaux de distribution en circuit court qui se mettent en place. Bref, elle raisonne au départ d’un territoire, d’où elle soutient activement le développement d’une agriculture plus durable. 

Dans ce magasin, j’ai également droit à une petite réduction quand je deviens « membre », sauf que j’obtiens au surplus le droit de participer aux assemblées générales. On appelle ça l’économie sociale et solidaire, Kazidomi. J’ai tendance à croire qu’elle change le monde beaucoup plus en profondeur que toutes les belles vitrines dans ton genre. Mais je ne sais pas si tu connais parce que, malheureusement, son budget communication n’est pas aussi prépondérant que le tien. 


[1] Y. Raisiere, « Relocaliser l’alimentation : ça veut dire quoi ? », publié en ligne le 15 novembre 2021 (https://tchak.be/index.php/2021/11/15/relocalisation-alimentation-identite-cooperation-solidarite-clemence-nasr/).

[2] « Le cri d’alarme des producteurs bio », dossier en quatre chapitres publié dans le 4e numéro de Tchak.

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