L’agroécologie est une solution systémique aux grands défis de ce siècle, tant au nord qu’au sud de la planète. Ces dernières années, le thème a progressé dans les discours étatiques. Pourtant, la coopération au développement continue à financer majoritairement l’agriculture conventionnelle plutôt que l’agroécologie. Et si on arrêtait ça ?
Regard | Patrick Veillard, chargé de recherche et de campagne chez Oxfam Magasins du Monde
Ce « regard » est au sommaire de notre numéro spécial élections. En case de tête, cette invitation : L’effet colibri, ça suffit; au boulot, les politiques ! Sur notre liste, neuf exemples de chantiers réalisables en une législature (ou presque).
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« Il faut ouvrir une fenêtre dans la cathédrale de la Révolution Verte et amener la perspective agroécologique au cœur du débat sur le futur de l’agriculture et l’alimentation ».
Ces mots ne sont pas ceux d’un activiste environnemental ni d’un paysan du mouvement sans-terre mais ceux de José Graziano da Silva, directeur général de la FAO[1] de 2012 à 2019. Ils témoignent d’une évolution de l’institution onusienne, et plus généralement de nombreuses institutions internationales, en faveur de l’agroécologie dans le monde.
Malgré ce type de déclarations et de positions officielles, on reste loin de la révolution systémique nécessaire. C’est particulièrement vrai en matière de flux financiers de la coopération au développement, ces aides des États les plus riches et des institutions internationales en faveur des États les plus pauvres[2].
Actuellement, ces flux restent majoritairement destinés au classique modèle agro-industriel et non à une agroécologie réellement transformatrice. Entre 2016 et 2018, seuls 2,7% des fonds de coopération de l’Union européenne (UE) transitant via divers organismes onusiens ont ainsi soutenu la transition agroécologique (contre 79,8% pour des programmes axés sur l’agriculture conventionnelle)[3].
D’autres études centrées sur les politiques de coopération bilatérales indiquent la même tendance à un faible soutien, notamment au Danemark (1,4%), au Royaume-Uni (5%), en France (12,6%) ou en Belgique (16%)[4].
Édito | Le monde politique doit aller au feu
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L’agroécologie, une solution systémique aux défis alimentaires
Pourquoi est-il si important de mieux financer l’agroécologie ? Pour mieux le comprendre, faisons un petit rappel de sa définition et de son historique. Née dans les années 1970-1980 sur le continent américain, elle était alors essentiellement centrée sur les aspects agronomiques, comme alternative au modèle dominant d’agriculture industrielle.
En opposition aux techniques prônées par cette dernière (p. ex. intrants, irrigation, mécanisation, sélection variétale), elle propose « l’emploi de principes et de concepts écologiques pour étudier, concevoir et gérer des agroécosystèmes durables »[5].
En termes plus concrets, cela se traduit par des pratiques telles que l’association de cultures, l’absence de labour ou de pesticides, l’agroforesterie, etc. L’idée générale est de se servir des processus naturels et des interactions biologiques entre cultures, animaux, arbres et sols pour créer des agroécosystèmes durables, complexes et résilients. Cela se fait le plus souvent sur base de savoirs traditionnels échangés au sein de réseaux de petits agriculteurs.
Cette définition « agronomique » de l’agroécologie s’est peu à peu élargie à l’ensemble des systèmes alimentaires. En d’autres mots, on ne se concentre plus uniquement sur la parcelle ou la ferme, mais aussi sur les étapes de transformation, distribution ou consommation.
Ont aussi été incluses dans le concept les dimensions (et disciplines) politiques, économiques et sociales, notamment sous l’influence des mouvements sociaux, dans l’objectif notamment de construire des relations économiques plus équitables. Pour ces mouvements, l’agroécologie n’est pas qu’un « ensemble de technologies ». Elle est aussi et surtout une lutte politique, « un élément clé de la construction de la souveraineté alimentaire » pour laquelle il est nécessaire « de remettre en cause et de transformer les structures de pouvoir de nos sociétés »[6].
À la fois discipline scientifique, ensemble de pratiques et mouvement social, l’agroécologie est donc un concept systémique et intensif en connaissances (« les intrants sont remplacés par le savoir ») qui sert à la fois de critique et d’alternative au modèle agroalimentaire dominant.
En cela, et comme le décrivait en 2011 Olivier De Schutter, alors rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, elle est aussi et surtout une solution « à la pauvreté rurale, à la malnutrition, au changement climatique ou à la perte de biodiversité »[7].
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Une progression toute relative de l’agroécologie
À partir des années 2010, l’agroécologie a été de plus en plus mentionnée dans les instances internationales liées à l’agriculture et l’alimentation. Le discours de 2014 du directeur de la FAO, José Graziano da Silva, a ainsi été suivi de nombreux dialogues multipartites et autres symposiums, puis de tout un travail de définition plus officielle.
Mais de par son caractère multifonctionnel, holistique et flexible (en fonction du contexte local), l’agroécologie ne peut être définie au travers d’un cahier des charges, comme par exemple en agriculture biologique.
Plutôt qu’une série de critères à respecter, c’est donc sous forme de 13 principes qu’un comité d’experts rattaché aux Nations Unies (dit « HLPE », pour l’anglais « High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition »[8]) a synthétisé les multiples dimensions de l’agroécologie à l’international.
Cette reconnaissance officielle a constitué un premier pas important pour le développement de l’agroécologie dans le monde. Elle permet en effet de trier le bon grain de l’ivraie, en distinguant l’agroécologie d’autres initiatives telles que l’agriculture intelligente face au climat, écologiquement intensive, régénérative, etc.
Ces approches à la vision plus technique et étroite se concentrent généralement sur les seuls aspects environnementaux, moins transformateurs et plus faciles à faire rentrer dans le « moule » du modèle agro-industriel dominant[9].
Les 13 principes HLPE constituent donc (en théorie) une bonne base sur laquelle peuvent s’appuyer différentes autorités publiques pour soutenir divers projets et politiques d’agroécologie « transformatrice ». En réalité, et comme on l’a vu dans le cas des financements de coopération au développement, les évolutions en faveur de l’agroécologie se révèlent très lentes.
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Un décalage entre les discours et les actes
Aujourd’hui, comment expliquer ce décalage entre les ambitions affichées et les engagements budgétaires en faveur de l’agroécologie ? Selon François Grenade, chargé de recherche et de plaidoyer chez Îles de Paix, la principale explication est l’intense « tir de barrage » des lobbys agro-industriels.
« Ce sont toujours les mêmes techniques, analyse-t-il. D’abord le discrédit, et maintenant que l’agroécologie est plus communément acceptée, la récupération. Un lobby pro OGM tel que l’Alliance for Science avait auparavant un discours très radical sur l’agroécologie, l’accusant notamment de néocolonialisme et de lubie écologique des pays du Nord. Cela s’est transformé en argumentaire expliquant en quoi les OGM sont indispensables à l’agroécologie. De manière plus générale, une manière d’agir courante est la fragmentation des espaces de discussion, qui diminue la légitimité d’espaces tels que le Comité pour la Sécurité Alimentaire, qui porte pourtant la voix de la société civile, des paysans et des peuples autochtones. »
Cette combinaison de récupération et de dilution est aussi illustrée par les négociations ayant suivi la publication du rapport HLPE sur l’agroécologie en juin 2019.
« La négociation des recommandations politiques découlant du rapport prend normalement quelques mois, explique Émile Frison, membre du panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-food). Ici, elle a duré plus de 2 ans, du fait de la résistance de grands pays exportateurs tels que les États-Unis et l’Argentine. Ces pays poussaient également pour ne jamais parler d’agroécologie seule, y ajoutant systématiquement d’autres “approches novatrices”, tout en bloquant les revendications les plus avancées. »
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Améliorer aussi la qualité des financements
Et même lorsque des financements sont effectivement dédiés à l’agroécologie, leur efficacité, autrement dit leur « qualité », peut laisser à désirer.
Émile Frison explique ainsi que « beaucoup de projets intéressants en agroécologie sont menés par des organisations paysannes ou de la société civile. Mais ces structures ont des besoins en financements très modestes, quand des programmes de gros bailleurs ont des minimas beaucoup plus élevés et n’ont pas la capacité de gérer un grand nombre de projets. » Pour solutionner ce problème, l’expert prône la création de structures intermédiaires au niveau régional, afin de décentraliser la gestion de ces financements et favoriser les programmes à petite échelle.
Dans une logique similaire, il serait utile d’augmenter les financements pour les ONG de coopération. Plus proches du terrain, ces organisations développent plus souvent des projets agroécologiques que la coopération dite « gouvernementale ». Cela est illustré par les résultats d’une étude de 2020 (, qui comme déjà mentionné plus haut, indique que la coopération belge consacre au total 16% de ses financements dans le domaine de la sécurité alimentaire à l’agroécologie, le reste étant dédié à l’agriculture conventionnelle[10].
Ce pourcentage plus élevé que dans beaucoup d’autres pays s’expliquerait en grande partie par la part plus importante de budgets gérés par la coopération non gouvernementale et le fait que ces derniers soient majoritairement (48%) consacrés à l’agroécologie[11].
Autre piste pour accélérer le développement de l’agroécologie, la réorientation de certaines aides internationales. Exemple avec le Fonds Vert pour le Climat, un mécanisme financier de l’ONU visant à aider les pays les plus vulnérables à atténuer le changement climatique ou à s’y adapter.
Dans le contexte actuel, ce type de financement international constitue une opportunité croissante de fonds supplémentaires pour des projets de coopération axés sur l’agroécologie (un véritable concentré de solutions pour le climat).
Mais en plus d’être trop gros, ces fonds ont souvent une approche trop technique et centrée sur le carbone (par exemple le stockage de carbone dans les sols), en « oubliant » d’autres critères tels que la biodiversité.
« La plupart sont également focalisés sur les forêts car il y est plus facile d’estimer et de vérifier le stockage de carbone que dans des systèmes agroécologiques », observe Émile Frison. Il faut donc d’après lui « faire un travail supplémentaire de recherche dans ce domaine, en plus de sensibiliser les décideurs politiques à l’agroécologie et à ses bénéfices pour le climat ».
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Mieux cerner les besoins
On le voit, le chantier pour améliorer les financements internationaux de coopération dédiés à l’agroécologie est immense, non seulement en termes de volumes mais également de qualité. Une récente étude liste des pistes de développement dans ce domaine[12].
L’une d’entre elles est par exemple le fait de fournir des fonds sur le long terme (p. ex. jusqu’à 10 ans), ce qui favorise les projets agroécologiques (aux résultats moins immédiats qu’en conventionnel). Une autre est de davantage inclure les bénéficiaires dans la conception des programmes et leurs financements : ce que l’on peut appeler de la co-gouvernance, avec une responsabilité réciproque entre bailleurs et destinataires de l’aide.
L’étude met également l’accent sur la nécessité de mieux suivre et évaluer la nature des flux financiers de la coopération internationale, en faveur ou non de l’agroécologie. Un nouvel outil, développé conjointement par des universitaires, des ONG et des bailleurs, devrait faciliter cette approche.
Plus simple d’utilisation et requérant moins de données que la plupart des outils existants, il permet de donner une note agroécologique globale, selon les 13 principes HLPE, à différents portfolios de projets ou politiques de développement, pour in fine mieux « flécher » les investissements[13].
Enfin, la généralisation de l’agroécologie dans les budgets et politiques de coopération nécessite sans doute de créer davantage de structures capables d’orienter les décisions des principales instances internationales (p. ex. FAO, FIDA, PAM, UE, et par ricochet, les structures nationales telle que la DGD en Belgique[14]). Créée en 2021, la « Coalition Agroécologie » est un exemple de telle structure.
D’après Émile Frison, « elle est rapidement devenue le principal lieu de discussion sur l’agroécologie au niveau international. Elle regroupe aujourd’hui plus d’une quarantaine de pays, trois structures régionales (l’UE, l’Union Africaine et la CEDEAO) et plus d’une centaine d’organisations ».
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Pour une coopération belge réellement dédiée à l’agroécologie
Que faut-il en conclure pour la Belgique, notamment en vue des élections à venir ? Notre pays est membre de la Coalition Agroécologie et met davantage l’accent sur l’agroécologie dans sa dernière stratégie pour l’agriculture et la sécurité alimentaire ainsi que dans ses récents programmes bilatéraux et multilatéraux.
« Sous la pression des ONG notamment, il y a eu des améliorations lors de cette législature », explique François Grenade. « Mais les financements belges pour la sécurité alimentaire en général, et pour l’agroécologie en particulier, restent nettement insuffisants, notamment ceux passant par des institutions internationales telles que la Banque Mondiale et la Banque Africaine de développement »[15].
C’est pourquoi dans son mémorandum, la Coalition Contre la Faim demande au prochain gouvernement fédéral de « choisir sans équivoque l’agroécologie comme réponse holistique aux défis des systèmes alimentaires ». Des 16% de fonds belges pour la sécurité alimentaire dédiés à l’agroécologie cités plus haut, elle demande de passer « à au moins 50% d’ici la fin de la prochaine législature »[16].
Pour la plateforme d’ONG, c’est une voie prioritaire pour amener la coopération belge à réellement contribuer à la transition alimentaire de ses pays partenaires.
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[1] Organisation mondiale pour l’agriculture et l’alimentation. http://www.fao.org/home/fr/.
[2] Pour rappel, il existe trois types principaux de coopération : la coopération gouvernementale (ou bilatérale directe), où un État finance et coordonne directement un programme dans un pays partenaire (p. ex. via l’agence Enabel en Belgique) ; dans le cas de la coopération non gouvernementale (ou bilatérale indirecte), les programmes sont exécutés par un tiers (p. ex. université ou ONG telles qu’Oxfam ou Humundi) ; et avec la coopération multilatérale, ils le sont par une organisation internationale telle que la FAO.
[3] Coventry University et CIDSE, Analysis of funding flows to agroecology. The case of European Union monetary flows to the United Nations’ Rome-based agencies and the case of the green climate fund, septembre 2020.
[4] Toutes ces études et les chiffres correspondants par pays sont référencés dans la note suivante (p. 5) : Coventry University et CIDSE, Réorienter les financements au service de l’agroécologie. Transformer l’aide au développement pour soutenir l’agroécologie. Note politique, avril 2021.
[5] P.-M. Stassart et al., Qu’est-ce que l’agroécologie ? Positionnement pour un cadre de référence du Groupe de Contact Agroécologie FNRS – Belgique, août 2011.
[6] Déclaration du Forum International sur l’Agroécologie. Nyéléni, Mali. 27 février 2015.
[7] O. De Schutter, Agroécologie et droit à l’alimentation, Rapport présenté à la 16e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, 8 mars 2011.
[8] Le HLPE fournit au Comité de la Sécurité Alimentaire (CSA) mondiale des Nations Unies des analyses scientifiques et des conseils indépendants afin de faciliter les débats politiques et d’éclairer l’élaboration des politiques.
[9] P. Veillard, Pour une agroécologie transformatrice. Analyse de différentes alternatives agricoles au regard de l’agroécologie. Analyse Oxfam-Magasins du monde, décembre 2022.
[10] Coalition Contre la Faim, « Pour une aide publique au développement belge qui soutienne la transition agroécologique », Policy Brief, juin 2020.
[11] Les 14 pays partenaires de la coopération directe belge se trouvent en Afrique de l’Ouest et centrale, ainsi que dans le territoire palestinien. La coopération indirecte vise également d’autres pays d’Asie (p. ex. Cambodge, Philippines) et d’Amérique latine (p. ex. Pérou, Équateur). www.acodev.be.
[12] Coventry University et CIDSE, Réorienter les financements au service de l’agroécologie. Transformer l’aide au développement pour soutenir l’agroécologie. Note politique, avril 2021.
[13] Agroecology Coalition, The agroecology assessment framework, octobre 2023.
[14] Le FIDA (Fonds International de Développement Agricole) est une institution de l’ONU qui aide au développement agricole et rural des pays du Sud. Le PAM (Programme Alimentaire Mondial) est l’organisme d’aide alimentaire de l’ONU et de la FAO. La DGD (Direction Générale au Développement) est l’organisme qui élabore et organise la coopération au développement en Belgique.
[15] Sachant que la coopération multilatérale reste le canal majoritaire (plus de 50%) des financements de la coopération belge.
[16] Coalition Contre la Faim, Mémorandum pour les élections 2024. Transition vers des systèmes alimentaires durables, juillet 2023.