Il était une fois une jeune fille qui n’aimait pas l’agriculture. Il était une fois une jeune mère résolue à sauver sa ferme. Il était une fois une femme douée pour les grands combats et pour les petits bonheur. Il était une fois une histoire qui aurait pu mal tourner mais qui s’est bien terminée. Bienvenue chez Marie-Claire, à la Ferme de Stée.
Steve Bottacin, correspondant,
Gaëlle Henkens, photojournaliste,
Elle se tient loin des grandes villes, c’est vrai. Il faudra la chercher un peu, mais cela en vaut la peine. Vous la trouverez à cinq kilomètres de Ciney, au cœur du Condroz. Entre Braibant et Natoye, une petite route ondule le long des bois et des prairies, puis s’élève vers un plateau. La Ferme est posée sur le paysage : le corps de logis du 17e siècle se dresse crânement entre ses deux ailes. La première fois quand on arrive, on s’arrête, étonné du calme qui règne ici. Seuls le vent et les oiseaux se font entendre. C’est la première surprise : le silence.
La deuxième surprise, c’est le regard clair et franc de la personne qui vous ouvre la porte. Pas de faux-semblants dans ses yeux bleus-gris, cerclés de grandes lunettes rondes. Pas de gestes hésitants ou inutiles, mais une présence généreuse et solide. Une parole vive aussi, et un grand rire qui n’est jamais loin. Son prénom lui va bien : Marie-Claire. C’est elle la maîtresse des lieux, avec la complicité de Cyrille, Baptiste et Valentin, ses trois garçons, qui habitent et travaillent à ses côtés.
Autant le dire tout de suite, l’histoire de la Ferme de Stée est un roman et Marie-Claire en est le personnage principal. Ce n’est pas elle qui l’a demandé, c’est la vie qui l’a voulu. Au fil des ans et des épreuves, le sort de la ferme (et de la famille) a fini par dépendre de ses décisions. Seule contre tous, il lui a fallu s’affranchir des discours dominants, résister aux intimidations, défier les puissances de l’argent afin de sortir de la cage où elle se trouvait enfermée. Et ça, c’est la troisième surprise : cette histoire finit bien, Marie-Claire a réussi.
+ Ce portrait a été publié dans le numéro 15 de Tchak (automne 2023).
L’éveil d’une volonté
Il faut croire qu’elle a un don pour trouver une issue quand tout semble perdu. Pourtant, dans son jeune âge, cette fille et petite fille de paysans flamands n’a guère confiance en elle. Dans la famille Vanwynsberghe, venue en Wallonie après la guerre, on écoute d’abord ceux qui savent parler fort et marteler des opinions tranchées. Plus hésitante car plus réfléchie, elle garde souvent pour elle sa vision des choses. Timide, elle s’accommode des seconds rôles, songe à une carrière d’infirmière, laisse l’agriculture à son frère et à sa sœur. Mais sans le dire, elle veille au grain…
C’est au milieu de l’adolescence qu’elle signe son premier coup d’éclat. À Mont-Saint-Guibert, voyant ses parents végéter dans une ferme trop petite, elle épluche en cachette la revue « Le Sillon Belge », en quête d’une meilleure opportunité. Sans rien dire à personne, elle répond à une offre… et ça prend ! Mis au courant, les parents se rallient à l’idée, les contacts se nouent et le bail est signé ! La famille déménage à Villers-aux-Tours (Esneux), s’épanouit enfin dans une exploitation plus favorable.
À 17 ans, elle surprend à nouveau son monde par une décision radicale : l’école, c’est fini ! Le pensionnat de Jodoigne, elle n’y retournera pas. Quelque chose en elle refuse de se laisser enfermer dans une existence étroite. Ses parents la préviennent : si ce n’est pas l’école, ce sera la ferme, où le travail ne manque pas. Marie-Claire assume et retrousse ses manches. Rapidement, elle sent que son choix lui convient, qu’une fois de plus elle ne s’est pas trompée.
Les choses ne traînent pas non plus quand elle rencontre Marc Wylock, lui aussi fils et petit fils d’agriculteurs flamands. Nous sommes en 1981. Elle a 23 ans, il en a dix de plus et va reprendre l’exploitation de ses parents, dans le Condroz. Sitôt rencontrés, sitôt mariés, ou presque. Et c’est ainsi que Marie-Claire entre à la Ferme de Stée. Par la grande porte car, de manière inhabituelle pour l’époque, les jeunes époux signent le bail de leurs deux noms.
Soudés, expérimentés, courageux, ces deux-là se sentent prêts pour l’aventure. Ils ne savent pas encore que six enfants vont naître de leur union. Ils ignorent tout des épreuves qui les attendent.
Vous allez pouvoir lire ce portrait en accès libre. Notre objectif ? Vous convaincre de l’intérêt de soutenir Tchak et son projet éditorial.
Tchak s’adresse aux mangeur·euse·s qui veulent se reconnecter avec le monde paysan. Tous les trois mois, 112 pages sur les dessous de notre alimentation.
Au sommaire de nos numéros, des enquêtes, des décryptages, des reportages sur un monde au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. Un travail journalistique qualitatif qui demande beaucoup de moyens et de temps.
L’objectif 2023 de Tchak est de convaincre 1.000 abonné·e·s à la revue. Un cap essentiel pour assurer le modèle économique de notre coopérative de presse.
Endettement et dépendance
La Ferme de Stée (80 ha) applique alors un modèle conventionnel que nul ne remet en question. Marc et Marie-Claire mènent leur exploitation comme on leur a appris à le faire. Outre la betterave (qu’ils finiront par abandonner), un quart des terres est planté de maïs nourrissant leurs vaches laitières. En tout, environ 150 bêtes se partagent les prairies : viande et lait sont exclusivement destinés à l’industrie. Les premières années, le jeune couple survit à peine mais croit en sa bonne étoile. Passionné de concours, Marc étoffe son cheptel, fier de ses Blancs Bleus, de ses Holstein et de ses Blondes d’Aquitaine.
C’est à la fin des années 90 que le temps se gâte : en Belgique comme en Europe, une série de crises sanitaires (« vache folle », fièvre aphteuse, …) sèment alors la désolation chez les éleveurs. Les Wylock sont d’autant plus impactés qu’ils refusent certaines combines conçues pour capter les soutiens des pouvoirs publics… Scinder artificiellement leur exploitation en deux structures distinctes, non merci ! L’honneur est sauf… mais les finances de la ferme sont fragilisées…
D’autant qu’aux épidémies succède l’imposition de normes environnementales renforcées. La Belgique légifère notamment en matière de stockage des effluents d’élevage (fosses à lisiers, fumières, etc.). Anticipant le mouvement, Marc et Marie-Claire réalisent d’importants investissements. Dès le début des années 2000, leurs installations sont aux normes et une étable agrandie, flambant neuve, est sortie de terre. Une vaste laiterie a été aménagée, pourvue d’un puissant tank réfrigérant… Tout cela au prix d’un endettement croissant.
Comme tant d’autres, ils se trouvent engagés dans une fuite en avant : emprunter pour produire plus et produire plus pour rembourser. Dans un tel système, le passage à l’élevage intensif s’impose. À terme, la Ferme de Stée va compter 350 vaches (dont 120 laitières) : plus du double du cheptel initial. L’élevage est devenu « hors sol » et captif du marché : tant pour nourrir ses bêtes que pour écouler sa production (de viande et de lait), l’exploitation est plus que jamais dépendante de l’industrie, dont elle n’est qu’un rouage.
Être ou ne pas être un robot ?
Marie Claire se souvient : « On était des pourvoyeurs de minerais d’alimentation, rien de plus. On n’en faisait rien nous-mêmes. On n’était maître de rien, surtout pas des prix. » À l’époque, elle est prise de doutes mais se tait. De vives tensions l’opposent alors à sa belle-famille. Pas le temps de discuter, du reste, car les difficultés financières s’accentuent. Face aux premiers impayés, les fournisseurs et les banquiers deviennent nerveux. La confiance du milieu s’érode. Une seule option : produire et vendre toujours plus !
Miné par les épreuves, Marc voit son état de santé se dégrader. Pas question pourtant d’engager du personnel. Dès lors, c’est Marie-Claire qui devient le pilier de la ferme… et la principale variable d’ajustement. Mère de six enfants, dont le dernier est au berceau, elle est au four et au moulin, supervise tout, allant jusqu’à congédier le comptable pour gérer elle-même le budget, scandalisant à nouveau le monde de l’argent.
Bientôt, les filles et les fils en âge de travailler sont mis à contribution, parfois matin et soir, avant et après leurs cours. Cela ne les découragera pas, plus tard, de choisir eux aussi la voie de l’agriculture. À moins de 18 ans, Cyrille, l’aîné des garçons, quitte l’école d’agronomie de Ciney (Saint Quentin) pour rejoindre la ferme. Ce renfort providentiel peut sauver l’avenir de l’exploitation, à condition de travailler sans trêve…
Le jeune homme et ses parents jettent toutes leurs forces dans la bataille. Au cours des deux années suivantes, ils iront jusqu’à traire leurs vaches laitières trois fois par jours : un rythme infernal qui fait d’eux des machines, selon le mot de Marie-Claire alors désespérée : « Ce système a besoin de robots. Les robots, ce sera nous ! Jusqu’à ce qu’on ait tout remboursé ! » Aujourd’hui, elle peut en rire. Le cauchemar a pris fin : la Ferme est sortie du cercle mortifère.
Retrouver pleinement son autonomie
Paradoxalement, le renouveau va naître d’une nouvelle catastrophe, et non des moindres : la « crise laitière » de 2009. À l’époque, divers facteurs économiques pèsent sur le prix du lait payé par l’industrie aux producteurs. Ceux-ci finissent par vendre à perte, bien en deçà de leurs coûts de production. Le 16 septembre 2009, un grand nombre d’entre eux se retrouvent dans un champ aux portes de Ciney. Marie-Claire n’est pas associée à la manifestation mais, directement concernée, elle s’y rend. C’est le déclic…
Près de quinze ans plus tard, le souvenir est intact et l’émotion demeure… Elle revoit le champ qui lui semble immense, et où se tiennent des milliers de personnes., véhémentes ou silencieuses. Tracteurs, camions-citernes, tonnes à lisiers ou simples tonneaux se délestent de millions de litres de lait. La scène, unique et surréaliste, dure un temps indéterminé. Un insolite nuage blanc se forme et dérive sur plusieurs hectares… C’est bien plus qu’une action : c’est un symbole puissant qui la bouleverse. Beaucoup alors jurent que « ce n’est plus possible ! », avant de rentrer dans le rang. Pour elle, au contraire, la rupture est définitive.
Quand Marie-Claire rejoint la ferme, c’est avec la volonté farouche de s’affranchir d’un système dévastateur. Ses intentions sont radicales : retrouver pleinement son autonomie ; cesser de dépendre d’apports extérieurs pour nourrir les bêtes, traiter les cultures ou écouler sa production ; renoncer à tout investissement exigeant un emprunt ; s’en tenir aux dépenses possibles sur fonds propres. Naturellement, cette volte-face alarme les fournisseurs et créanciers, qui croient la faillite imminente. Les mises en demeure se multiplient.
Les Wylock négocient un plan de paiement, vendent un grand nombre de leurs bêtes et une partie de leur matériel. Provisoirement, ils écoulent encore leur production vers les laiteries et les boucheries industrielles. Ainsi et contre toute attente, ils soutiennent le choc. Mais, mis au ban, dénigrés, harcelés parfois, ils font désormais figure de parias dans le monde qui était le leur. Outre leurs déboires financiers, beaucoup ne leur pardonnent pas de chercher à sortir d’un cadre tenu pour immuable.
Si Marc accuse le coup, en voyant s’écrouler l’œuvre d’une vie, Marie-Claire semble puiser des forces nouvelles dans l’hostilité qu’elle suscite. À l’âge de cinquante ans, tout comme au milieu de son adolescence, la voici qui découvre en elle des ressources qu’elle ne connaissait pas. Surtout, face à la hargne des créanciers, elle éprouve la certitude que le dernier mot lui revient : qu’on peut tout lui prendre sauf sa liberté la plus fondamentale, celle de reprendre sa vie en main.
Une transition profonde et multiple
C’est ainsi que, dès 2009, la transition s’organise à la Ferme de Stée, dans un contexte extrêmement dur où chaque dépense est soigneusement pesée. Sous la houlette de Marie-Claire, la famille restructure de fond en comble son fonctionnement. Du côté des cultures, la quasi totalité des 25 ha de plants de maïs cèdent la place au trèfle, à la luzerne et au ray-grass. La ferme vise ainsi (et elle atteindra progressivement) l’autonomie fourragère, s’affranchissant de l’emprise de l’industrie céréalière.
Du côté de la production laitière, c’est une révolution… La part vendue aux filières industrielles va tendre vers zéro : le lait trait à la ferme est de plus en plus transformé sur place… Marie-Claire manie la baratte puis, après quelques cours pratiques (imposés par l’AFSCA), se lance dans la création de yaourts et de fromages (une quarantaine aujourd’hui) ; un atelier est installé dans l’ancienne laiterie monumentale ; le sous-sol du corps de logis est transforme en cave d’affinage.
Plus la ferme se libère des exigences de l’industrie (en termes de cadences et de volume), plus le nombre de vaches peut redevenir raisonnable. Les laitières (à cette heure une cinquantaine) vont même redécouvrir la monotraite… La place dégagée permet aussi l’élevage de chèvres et de brebis, une des anciennes étables étant partiellement transformée en bergerie. Les volailles et les porcs feront ensuite leur apparition
S’agissant du renouvellement de l’élevage bovin, il est contrarié par le manque de ressources financières de la famille, toujours très à l’étroit dans ces premières années de transition. Une solution provisoire consiste à croiser les espèces (Blancs Bleus ou Holstein d’une part, Montbéliard ou Simmental d’autre part). Plus tard, ayant retrouvé plus de marge de manœuvre, les Wylock reviendront à l’élevage de vaches mixtes, abandonnant la division artificielle entre vache à viande et vache à lait…
De manière amusante, sans l’avoir cherché au départ, la Ferme de Stée va obtenir au passage la certification Bio pour ses productions de viande et de lait. En limitant drastiquement le recours aux engrais et produits phytosanitaires (par souci d’économie et d’indépendance), la Ferme finit par cocher plusieurs cases du cahier des charges de la filière Bio. Au delà des enjeux de santé, la chose a son importance, étant donné les nouveaux marchés que Marie-Claire a commencé à investir.
+ Portrait | Patrick Janssens, grainetier : qui sème le suive !
Nouveaux réseaux, nouveaux métiers
La transition radicale menée à la Ferme de Stée suppose en effet de réorienter les ventes vers de nouveaux acheteurs, appelés à remplacer les clients industriels. Ainsi, presque au lendemain de la « crise laitière », Marie-Claire ouvre à la ferme un petit magasin : ce n’est alors qu’un espace sommairement aménagé dans un corridor du corps de logis. Par ailleurs, elle répond aux sollicitations croissantes des réseaux fonctionnant en circuits courts ; particuliers, GASAP ou nouveaux acteurs coopératifs, appelés à se multiplier au cours des années suivantes.
Gérer les stocks, mettre à jour les tarifs, préparer les commandes, étiqueter les produits et, enfin, livrer des partenaires de plus en plus nombreux en Wallonie et à Bruxelles, ce n’est pas rien. Il faut aussi s’improviser vendeuse, en maniant le sens du commerce et celui de la pédagogie… Beaucoup de clients ont besoin d’être renseignés, écoutés, rassurés. Pour la plupart, « c’est l’étiquette qui fait le produit », et le producteur se sent parfois bien seul. Ainsi, au magasin ou sur les routes, Marie-Claire apprend l’un de ses nombreux nouveaux métiers.
Au fur et à mesure, c’est toute la production de la ferme qui va être écoulée vers le réseau des circuits courts. De la viande de bœuf, de veau, de porc, d’agneau ou de poulet jusqu’aux fromages de vache, de chèvre ou de brebis, en passant par le beurre, les yaourts ou les desserts lactés, tout ce qui sort de la Ferme de Stée va trouver sa place sur les rayons (réels ou virtuels) de coopératives comme Agricovert, Interbio, Cocoricoop ou Cabas. Marie-Claire (puis son fils Cyril) les acheminera également vers de nombreux Groupes d’achat bruxellois, brabançons, liégeois ou namurois.
Réciproquement, plusieurs de ces acteurs fourniront le magasin de la Ferme en fruits, légumes et multiples produits de bouche ou de première nécessité. Rapidement, le comptoir improvisé dans un corridor cessera de faire l’affaire. Un espace plus grand sera aménagé dans une aile de la cour principale : ce sera l’un des domaines de Marie-Claire, un lieu « rustique mais où l’on trouve tout ce qu’il faut pour bien vivre et pour se faire plaisir ».
+ Décryptage: Boulangeries paysannes, l’autre modèle
Nouveaux emplois
Au fil des ans, la décision radicale prise par Marie-Claire, au lendemain de la « crise laitière » de 2009, a porté ses fruits. La transition de choc opérée à la Ferme de Stée a pleinement fonctionné : la métamorphose tient du miracle (ou de l’exploit)… Aujourd’hui, quatorze ans plus tard, non seulement l’exploitation bénéficie d’une rare autonomie, mais elle a retrouvé une santé financière. Plus fort encore : la Ferme a offert un emploi à quatre personnes, outre Marie-Claire elle-même, désormais jeune retraitée et « travailleuse bénévole » !
Celle-ci mesure le chemin parcouru : « La transition a permis d’installer nos jeunes. Ce changement a été créatif d’emplois. Dans notre ancien modèle, ils n’auraient jamais eu cette chance. Cela a été très dur mais, heureusement, ils ont été très vite passionnés par la ferme, ils n’ont jamais pensé faire autre chose ». Et de fait, chacun des trois garçons parait avoir trouvé la place qui lui convient…
À ce jour, Cyrille succède à Marie-Claire pour la production laitière et fromagère. Il est assisté d’une jeune employée, Stéphanie, récemment engagée. Valentin, lui, s’est spécialisé dans la boucherie et, depuis peu, profite d’une nouvelle salle de découpe. Quant à Baptiste, il prend en main l’élevage des bêtes, soit (outre les bovins et les volailles) une cinquantaine de brebis, 25 chèvres et cinq truies, sans compter leurs rejetons. Avec les chiens Nina, Chipie et Shirk, et le cheval Loewie, cela fait du monde !
+ Enquête | Agritech : le robot, l’éleveur et la vache
Veiller et préparer l’avenir
S’il y a de quoi saluer ce bilan, si Marie-Claire peut être fière d’avoir sauvé et transformé la Ferme, elle n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers. Elle sait d’abord que le réseau des circuits courts est par définition instable, soumis à d’importantes variations de volumes de commandes, et marqué régulièrement par des reconfigurations inattendues. Elle sait aussi que la filière Bio ne draine pas, comme on aurait pu l’espérer, un nombre croissant de consommateurs.
Marie-Claire sait encore que l’époque peut nous réserver son lot de mauvaises surprises, entre crise sanitaire, flambée des prix de l’énergie, inflation généralisée et dérèglements climatiques… Il suffit d’une sécheresse pour impacter la qualité de ses cultures et menacer son autonomie fourragère. Il suffit d’une augmentation du prix des carburants pour peser sur le coût des livraisons et générer des malentendus au sein des circuits courts.
Marie-Claire voit enfin que son parcours, aussi impressionnant soit-il, ne suscite pas beaucoup de vocations. Certains la félicitent de son audace mais disent qu’eux-mêmes n’oseront jamais faire de même. D’autres sont convaincus qu’elle a raison, mais ne lui emboîteront jamais le pas. Parfois même, Marie-Claire est fatiguée de raconter sa longue et belle histoire : « J’ai beaucoup parlé de mon parcours… Mais il y a si peu de réactivité… Il faudrait pourtant que ça change… On parle, on parle, mais rien ne bouge vraiment… »
Alors, parce qu’elle a les pieds bien sur terre et qu’elle anticipe l’avenir, elle vient de créer avec ses enfants une société agricole : une manière élégante de leur transmettre le fruit de son travail, en leur épargnant une reprise ruineuse de la Ferme. Peut-être aussi un moyen d’être toujours bien là, en maîtresse des lieux, tout en s’autorisant à regarder un peu ailleurs…
+ Humeur | Nespresso, un concept jetable
Libre pour le meilleur
Car, femme de parole et d’action, Marie-Claire cultive aussi (et peut-être avant tout) l’art subtil de la joie, solitaire ou partagée. Quand elle ne travaille pas, il lui arrive de prendre sa voiture et de s’absenter quelques heures ou quelques jours. Dans la région, on pourra la croiser à Ciney (au cinéma ou au théâtre), au Centre des Métiers d’Art de Natoye ou, pourquoi pas, en train de cuisiner pour Le Relais du Monde, un centre pour réfugiés….
À la ferme, c’est dans le jardin familial qu’elle se retire le plus volontiers, à quelques pas de la cour centrale de la ferme. « C’est mon lieu de repos relatif », dit-elle, « pour les moments de pause, en fonction du moment». Elle y jardine, y mange ou s’y repose, parmi les oiseaux, les fleurs et les légumes : « Ce n’est pas très organisé mais il y a de tout ». Comme dans sa Ferme ou dans son petit magasin.
Ce petit domaine paisible jouxte un beau terrain ombragé, qui sert d’espace de camping ou de bivouac aux promeneurs et randonneurs de la région. L’accès au terrain est gratuit, l’eau est à mise à disposition et la paix est royale. Une façon pour Marie-Claire d’offrir à d’autres ce qu’elle même aurait aimé savourer, si la vie lui avait permis de marcher et de voyager plus souvent. Où serait-elle allée ? C’est son secret.
Enfin, au delà du jardin, une serre (« parfaite pour vivre dehors en hiver ») et de l’autre côté, non loin d’un petit étang, une terrasse ombragée : deux lieux sommairement aménagés, où elle lit et « s’occupe » volontiers. « J’aime faire plein de choses, dit-elle, pourquoi devrait-on n’en faire qu’une seule ? Pourquoi se laisser enfermer dans une case, une fois de plus ?» Pourtant, quand elle parle de livres, le regard de Marie-Claire s’illumine et pétille. Elle vient de commencer « Cent ans de solitude » de Gabriel García Márquez… Un titre qui fait écho à son histoire hors du commun…
Jusqu’au bout
Maintenant, à nouveau, le vent souffle et les oiseaux se font entendre, comme au début de cette histoire. À nouveau, tout est calme et serein. À une vingtaine de mètres, le long du vieux mur d’enceinte de la Ferme, près d’une chapelle centenaire, se tiennent deux silhouettes mystérieuses : deux ânesses. Marie-Claire les a recueillies il y a dix ans. On est tenté de lui demander « Pour quoi faire ? Donnent-elles du lait ? » Mais non. Elles ne sont là que pour le plaisir d’être vues et saluées de loin. Gratuitement. Parce que c’est bon.
C’est tout ? Pas tout à fait… Il y a aussi une autre raison à leur présence, plus facétieuse. En souriant, Marie-Claire explique que ces deux ânesses sont pour elle comme un symbole vivant de ses luttes et de ses victoires. Parce qu’au fond, elle leur ressemble un peu, à ces deux bêtes. Comme elles, elle est têtue et obstinée. Comme elles, elle sait ce qu’elle veut et ira jusqu’au bout. Comme elles, elle aime aller et venir librement, dans le grand air et le silence. Loin de l’ordre (agricole) établi !
Et vous ?
Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée, Ferme de Stée