Leclerc Lavazza

De Lavazza à E. Leclerc, le même bla-bla

#lenversdelacom Vous avez déjà fait le compte des pubs qui nous racontent des bobards dans l’industrie agro-alimentaire et la grande distribution ? Tous les 3° samedis du mois, sur tchak.be, un rendez-vous en accès libre signé par Pierre Ozer, chargé de recherches à l’Université de Liège. Aujourd’hui, le point commun entre le distributeur français E. Leclerc et le marchand de café Lavazza.

Carte blanche | Pierre Ozer (ULiège)

Il y a une dizaine d’années, mon ami Philippe Caprioli relevait ses manches et décidait d’ouvrir une boulangerie artisanale en Outre-Meuse, à Liège. C’était le 13 février 2011. Il s’attendait à devoir servir quelques personnes ; il y en eu près de 300. Le succès ne fit que se confirmer mois après mois. Son secret:

  • faire du pain de qualité avec des produits de qualité et locaux (filière courte avec le Moulin de Hollange en province de Luxembourg, à moins de 100 km de la boulangerie) ;
  • faire du pain avec ses mains : dès 2 heures du matin, faire la pâte, bouler, enfourner, retirer, laisser chanter le pain, vendre avec le sourire ;
  • dès 15h00 le dimanche, organiser la distribution gratuite des éventuels surplus aux nécessiteux (SDF, demandeurs d’asile, maisons d’accueil réservées aux femmes victimes de violence conjugale et à leurs enfants, etc.) ;
  • faire de la fabrication du pain un acte politique en mettant au premier plan la question des transports, du climat, de la juste rémunération de tous les acteurs, de la santé publique et de l’inclusion sociale.

Son pain a été couronné à de multiples reprises et d’autres futurs boulangers de la région se sont faits la main dans cette boulangerie dite politique « Un pain c’est tout » (lire encadré à la fin de l’article).

Prix: ne faudrait-il pas renverser la question?

Un jour, un client, la cinquantaine, lui a posé cette question (sur le ton du reproche) : « Comment pouvez-vous justifier le prix élevé de votre pain par rapport à celui que l’on peut trouver dans les supermarchés ? ».

Philippe Caprioli lui a directement répondu: « Ne faudrait-il pas renverser la question et s’interroger sur comment font les supermarchés pour vendre du pain à un prix si dérisoire ? », avant – avec grande pédagogie – d’énumérer les composants du pain, le coût des matières premières (pas uniquement financier mais aussi et surtout holistique), les bienfaits d’une alimentation de qualité, etc.

Les deux hommes ont ainsi échangé plus d’une heure. Assistant à la conversation, je buvais du petit lait tant la discussion était riche en enseignements. Cet homme est ensuite devenu un fidèle client de la boulangerie et a participé – grâce au bouche à oreille et non à de grandes campagnes de publicité chez JC Decaux – au succès de cette petite entreprise locale.

+++ Joyeux Noël et bonne année (de saison et local)

E. Leclerc, un distributeur qui ne respecte personne

La raison pour laquelle je raconte ceci est suscitée par la récente polémique en France sur le prix de la baguette. En effet, le distributeur français E.Leclerc a décidé – à grands renforts de publicité – de plafonner pendant au moins six mois le prix de sa baguette « premier prix » à maximum 0,29 euros (prix pouvant même descendre jusqu’à 23 centimes dans certaines régions). Une décision prise « au nom de la défense du pouvoir d’achat des Français dans un contexte inflationniste ».

Et c’est bien là qu’il y a un lien évident avec la discussion – il y a dix ans – entre Philippe Caprioli et son fidèle client. Comment proposer une baguette à 29 centimes alors que le prix moyen en boulangerie est de 90 centimes (en France) ? D’autant plus que tous les composants de la fabrication d’une baguette augmentent : le prix du blé a augmenté de 30% sur un an, les charges salariales ont augmenté, et le prix de l’énergie a explosé.

La réponse est simple : en ne respectant personne, ni les céréaliers, ni les meuniers, ni les boulangers de quartier, ni même le consommateur car – pour faire une baguette à un prix si bas – il ne peut y avoir que des « ingrédients de merde » qui sont aux antipodes d’une alimentation de qualité. Toutes ces personnes écrasées par la stratégie du distributeur ultradominant sont perdantes, victimes de l’inflation.

+++ Viande de boeuf chez Carrefour : trois prix qui démontent la com’

Du bla-bla, encore du bla-bla, toujours du bla-bla…

Et – comme toujours – on notera au passage que E.Leclerc s’engage pour tous dans une perspective de développement durable. Ainsi, le leitmotiv de l’enseigne n’est autre que « Consommer autrement, c’est maintenant ». Extraits :

  • « Moins de plastique, moins de déchets, un cadre de vie mieux préservé et des produits plus durables : les attentes des consommateurs changent et E.Leclerc l’a bien compris. Agir pour aujourd’hui, pour demain, pour chacun. »
  • « E.Leclerc entend assumer son rôle de distributeur responsable. »
  • « Certaines pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement ont, aussi, besoin de plus de soutien. Créée en 2019, la marque Panier du Primeur (NDLR: label créé par E. Leclerc pour soi-disant garantir une durabilité certaine) valorise les produits responsables avec près de 60% de fruits et légumes origine France, et près de 90% issus de filières et/ou d’exploitations certifiées Haute Valeur Environnementale »

Et bla bla bla…

Lavazza, le roi de la compensation

Et tout le monde se met à la novlangue. Dans le secteur de l’alimentation, Lavazza vous a proposé – durant les fêtes de fin d’année – de découvrir ses nouvelles capsules aluminium « neutres en carbone ». Comment le groupe y arrive-t-il ?

« Lavazza a recours à la compensation carbone sur les émissions résiduelles, qui ont pu être réduites en soutenant un projet au Pérou, lit-on sur le site de Lavazza. Il a pour objectif de protéger les forêts Madre de Dios du développement humain. Aujourd’hui, nous compensons nos émissions de carbone engendrées par notre production de capsules. Cela revient à compenser l’équivalent de 3 418 616 717 km en voiture ».

Vous avez bien lu cette accumulation de chiffres, il s’agit bien de près de 3,5 milliards de km parcourus en voiture. C’est comme si – tous les jours – douze personnes s’amusaient à faire l’aller-retour entre la terre et la lune en voiture ou – plus terre à terre – si 234 véhicules faisaient quotidiennement le tour de la Terre ou – plus localement – si près de 50.000 voitures faisaient tous les jours de l’année la distance Liège-Bruxelles (aller-retour). 

Neutralité carbone : en réalité, un processus nommé « inflation »

Toujours est-il que l’idée est d’être « neutre en carbone » en privatisant des dizaines de milliers d’hectares en forêt amazonienne pour les protéger du « développement humain ». En d’autres termes, quelque part au Pérou, vous ne pourrez plus toucher à la forêt – forêt des Péruviens – car Lavazza a tout acheté pour faire en sorte que certains consommateurs occidentaux puissent utiliser des capsules aluminium « neutres en carbone ». 

La boucle est bouclée. C’est tellement simple. Pour être neutre en carbone, il suffit – pour booster ici les ventes de produits non essentiels – de priver les autochtones des pays du Sud de leurs propres ressources. Cela s’appelle du néocolonialisme vert. 

En d’autres termes, nous sommes dans un processus communément nommé « inflation » tel que défini dans le dictionnaire ; à savoir un accroissement excessif des instruments de paiement (ici, des ressources naturelles) entraînant une hausse des prix (ici, des forêts amazoniennes interdites aux locaux) et une dépréciation de la monnaie (ici, la survie des populations locales).

Dans un prochain épisode, je vous expliquerai comment – par exemple – Delhaize propose fièrement à la vente des bananes « neutres en carbone ». 

En attendant, bon petit-déjeuner, avec une baguette, un bon café et une banane. Rien de plus équilibré…

Accentuer nos décryptages

Depuis son lancement, Tchak décrypte les campagnes de com’ des grands conglomérats agro-industriels, des multinationales de l’agro-alimentaire et de la grande distribution. En fil conducteur, la volonté de montrer comment elles travestissent les valeurs de l’agro-écologie et du circuit cours à des fins purement financières. Un éco-blanchiment qui n’a pas de limites au vu des centaines de millions d’euros investis chaque année dans leur communication.

Voici, pour exemple, quelques dossiers déjà publiés sous forme d’enquête, de décryptage, de carte blanche ou de regard : 

Vous trouvez ces articles intéressants ? On en profite pour vous rappeler que produire de l’info de qualité demande des ressources et des moyens. N’hésitez donc pas à soutenir Tchak! – La revue paysanne et citoyenne qui tranche (coopérative de presse). Au sommaire, des enquêtes, des décrytages, du reportage sur un secteur au coeur de la transition, de la société, de l’environnement, de l’économie et de la santé publique. La revue est vendue via abonnement (56€ pour quatre numéros) ou au numéro (16 €) dans le réseau des librairies indépendantes, dans nos points de vente réseau vous ur notre kiosque en ligne. Toutes les infos ici.

Un Pain c’est tout

La boulangerie « Un pain c’est tout » a été récemment reprise par l’ASBL Sans Patron. Mais son objectif reste clairement orienté politiquement :

« Depuis le début de notre activité, nous nous associons avec plusieurs initiatives sociales présentes sur le terrain et dans la rue afin de redistribuer nos invendus (actuellement Les Brigades de Solidarité Populaire et La Croix Rouge). Ainsi nous pouvons partager une partie de notre production avec les personnes les plus touchées par la malnutrition, qui sont souvent isolées socialement, et mises à l’écart des espaces socio-économiques de notre vie quotidienne.

En résumé, ce qui fait notre activité militante au sein de la boulangerie, c’est que nous tâcherons de soutenir les acteurs et actrices de la chaîne céréalière locale qui transitent vers une agriculture plus vivante et diversifiée. Nous essayerons de lutter en parallèle contre la répartition inégale de l’accès à une nourriture saine dans la société. »

« Notre projet politique ne serait pas complet si nous ne pouvions pas également rendre accessible notre pain à tout le monde. C’est pourquoi notre pain communard est vendu à un prix volontairement très bas. C’est un pain fermenté au levain naturel, à base de farine biologique de froment et de seigle, à grande valeur nutritionnelle. »